Saturday, 20 de April de 2024 ISSN 1519-7670 - Ano 24 - nº 1284

Robert Solé

‘La nomination du nouveau préfet du Jura n’est pas passée inaperçue, c’est le moins qu’on puisse dire. Marquée par trois explosions criminelles, elle a été précédée d’une passe d’armes sémantique entre le ministre de l’intérieur et le président de la République. Aïssa Dermouche est-il ‘un préfet musulman’, comme l’affirmait Nicolas Sarkozy ? Ou ‘un préfet issu de l’immigration’, selon le correctif apporté par Jacques Chirac ? Survenu en plein débat sur le voile, cet affrontement public, nourri d’arrière-pensées politiques, nous aura au moins permis de réfléchir au poids des mots.

‘Pourquoi écrivez-vous dans Le Monde du 21 janvier qu’Aïssa Dermouche est ‘d’origine kabyle’ ?, demande Farid Khelifati (courriel). Pourriez-vous me dire où se trouve ce pays, et quelle est la couleur de son drapeau ? Pourquoi attribuer à des Algériens une origine régionale ? C’est comme si un journaliste anglo-saxon disait d’une personnalité française qu’elle est d’origine bretonne ou alsacienne.’ Réaction similaire de Lynda Kartout (courriel) : ‘Moi-même d’origine algérienne et de la région de Kabylie, je ne me suis jamais revendiquée kabyle. Cette manière de présenter les choses ne peut que servir les détracteurs d’une Algérie unie.’

Faut-il entrer dans ce débat ? En réalité, c’est l’emploi du mot ‘origine’ qui choque habituellement des lecteurs. Il y a quelque temps déjà, Noureddine Smali, de Mèze (Hérault), me demandait pourquoi Le Monde indiquait l’origine marocaine de Zacarias Moussaoui, inculpé aux Etats-Unis pour complicité dans la préparation des attentats du 11 septembre 2001, ‘alors que dans la page Sports il est question du Strasbourgeois Mehdi Baala et du Stéphanois Driss Mazouzi’. Sur les stades, on francise ; dans le prétoire, on arabise… M. Smali ajoutait : ‘Ce syndrome Yannick Noah (le Français qui gagne, le Camerounais qui perd) pourrait faire sourire si nous n’étions dans un pays où Le Pen est passé au second tour de l’élection présidentielle.’

Je ne pense pas qu’il fallait passer sous silence l’origine de Zacarias Moussaoui dans une affaire aussi grave, aussi intimement liée au monde arabo-musulman. Préciser qu’une personne vient du Maghreb (ou d’ailleurs) est parfois nécessaire pour rendre compte exactement d’un événement. A force de ne pas vouloir dire certaines choses, par crainte d’alimenter le racisme, on finit par arriver à l’inverse : nourrir des soupçons et favoriser des sentiments xénophobes…

La mention du pays natal n’est d’ailleurs pas nécessairement liée à des faits négatifs. Nombre de Français revendiquent leur origine, qu’ils ne prennent nullement pour une insulte. Ce sont souvent, il est vrai, des gens qui ont ‘réussi’ dans la société française et non des personnes à la recherche désespérée d’un emploi ou d’un logement…

Une lectrice de Nancy, Dominique Schvartz, s’étonnait que Le Monde signale, parmi les conseillers en communication du premier ministre, un normalien de 30 ans, ‘Français musulman d’origine tunisienne’. Elle commentait : ‘Pourquoi éprouvez-vous le besoin de préciser sa religion et ses origines ? Il est français. Quand vous parlez de M. Chirac, vous ne dites pas qu’il est catholique et d’origine corrézienne !’

Certes, mais, là aussi, il n’était pas sans intérêt de savoir que l’agrégé de géographie auquel Jean-Pierre Raffarin avait fait appel venait de Tunisie. Le qualificatif ‘musulman’, en revanche, était de trop. Que savait-on des convictions ou de la pratique religieuse de ce conseiller en communication ?

‘Dans Le Monde du 16 décembre 2003, écrit Patrick Lecoq (courriel), je lis que Sandrine Kiberlain est une ‘actrice surdouée d’origine juive polonaise’. ‘D’origine polonaise’ m’aurait amplement renseigné…’ Ce lecteur se demande s’il ne faudra pas ‘demander une loi pour interdire toute mention religieuse dans la presse de la République’.

Quand Le Monde utilise le mot ‘origine’, c’est généralement avec une bonne intention : il s’agit de situer quelqu’un sans pour autant l’enfermer dans une croyance qu’il ne partage peut-être pas. Mais l’expression est maladroite. On peut être originaire de Clermont-Ferrand ou du Zimbabwe, pas de l’Eglise grecque orthodoxe ou de la communion anglicane. Plutôt que ‘d’origine juive’, ‘d’origine musulmane’ ou ‘d’origine catholique’, ne faudrait-il pas dire de famille juive, de parents musulmans, de formation catholique ?

Le 20 novembre 2003, à l’émission ‘100 minutes pour convaincre’, Nicolas Sarkozy avait annoncé comme un événement la nomination d’un ‘préfet musulman’. Or M. Dermouche n’est pas le premier du genre, comme l’a rappelé Le Monde du 20 janvier, et il n’a aucune raison d’être désigné de la sorte.

Un lecteur, Michel Magnier, qui est lui-même un ancien membre du corps préfectoral, remarque : ‘La nomination de M. Dermouche me semble être un coup politique un peu vain tendant à mettre en avant ses origines ou sa religion, en contradiction flagrante avec nos principes républicains de libre accès de tous aux emplois publics. Il n’est pas le premier préfet musulman, mais sans doute le premier préfet nommé parce qu’il est musulman. On n’en apprécie que mieux la réserve et la dignité dont il a fait preuve devant les indiscrètes caméras venues filmer ses réactions.’

En qualifiant Aïssa Dermouche de ‘préfet issu de l’immigration’, le président de la République a-t-il fait beaucoup mieux que le ministre de l’intérieur ? J’ai conservé la lettre d’un lecteur de Nantes, Edmond Ohayon, qui reprochait au Monde, en juin 2002, le commentaire suivant dans un éditorial : ‘Il revient au couple exécutif d’avoir, pour la première fois, fait entrer au gouvernement deux personnalités issues de l’immigration’(à savoir Tokia Saïfi et Hamlaoui Mekachera, respectivement secrétaire d’Etat au développement durable et aux anciens combattants). Ce lecteur demandait : ‘Devedjian, Sarkozy et tant d’autres seraient-ils des ‘Gaulois’ ? Pourquoi seuls les Arabes seraient-ils issus de l’immigration ?’

On pourrait poser la question autrement : à partir de quel moment, ou de quelle génération, perd-on son qualificatif d’immigré ou de fils d’immigré ? Né en Algérie, arrivé en France à l’âge de 18 ans, le nouveau préfet du Jura n’est, pour sa part, pas ‘issu de l’immigration’ (formule lourde et vague, pouvant s’appliquer à des dizaines de millions de Français) : c’est un immigré au vrai sens du mot.

Sa nomination très médiatisée a réveillé des sentiments inquiétants. Voici, par exemple, et sans commentaire, la réflexion d’un lecteur de Valence, prêt à voir publiés ses nom, prénom et adresse : ‘Aussi regrettable que soit l’attentat contre la voiture du préfet Dermouche, il faut juger la situation dans le contexte actuel de la France. Il n’y a pas eu désir de tuer, la voiture a explosé à 4 heures du matin. Par contre, il y a une volonté politique du gouvernement de détruire l’identité de la France et des Français de souche !’ Ce lecteur, qui se qualifie d’indigène’, réclame déjà la clémence pour les auteurs de l’attentat, car la justice ne doit pas réserver ‘sa complaisance aux bandes ethniques, allogènes, qui cassent du flic, terrorisent la ‘France d’en bas’, brûlent nos voitures et nos commissariats’.

Le gouvernement avait été mieux inspiré, il y a sept mois, en nommant sans tapage un universitaire d’origine algérienne, Ali Bencheneb, à la tête de l’académie de Reims. Quand on l’interroge, ce spécialiste de droit international répond : ‘Je suis recteur ; musulman, peut-être. Recteur musulman, certainement pas.’ Et il refuse de passer pour un symbole (Le Monde du 29 janvier).

Confier des postes importants à des minoritaires a certainement une vertu d’exemple. Mais en faire des personnages emblématiques et les pousser sur le devant de la scène est parfois dangereux. Comme le remarque un lecteur de La Mûre (Isère), Michel Leroux, le gouvernement aurait gagné à nommer à la préfecture du Jura ‘le brillant directeur d’une école de commerce, laissant à d’autres le soin d’apprécier la valeur symbolique de sa promotion’. Des musulmans, oui. Des immigrés ou enfants d’immigrés, tant qu’on voudra. Mais pas ès qualités.’