Saturday, 20 de April de 2024 ISSN 1519-7670 - Ano 24 - nº 1284

Robert Solé

On les avait presque oubliées… Cela faisait bien quelques semaines que Lila et Alma Lévy, lycéennes voilées, n’apparaissaient plus dans les médias. Mais elles préparaient un livre d’entretiens avec deux enseignants, comme l’a révélé Le Mondedaté 15-16 février, qui a choisi d’en publier les ‘bonnes feuilles’.

Stupéfaction de plusieurs lecteurs. ‘Une pleine page pour recueillir les sottises de deux petites gourdes enveloppées dans leurs voiles ! s’indigne Marc Bagrat (courriel). Au fil des jours, insidieusement, vous vous faites le véhicule de l’islamisme.’ Plus mesurée, Josette Le Maoût, des Clayes-sous-Bois (Yvelines), écrit : ‘Je suis très étonnée de la place que vous leur donnez. Les médias ont déjà trop mis en vedette ces deux jeunes filles, dont les propos ne tendent qu’à envenimer les choses. Pourquoi leur offrir encore une tribune ?’

Rien ne destinait Alma, 16 ans, et Lila, 18 ans, à devenir musulmanes. Leur père est juif et agnostique ; leur mère, kabyle, a été baptisée à l’âge de 5 ans sans se convertir au catholicisme ; et tous deux sont d’anciens militants communistes. Le Monde du 11 octobre 2003 avait publié un point de vue de leur grand-mère paternelle, Ginette Lévy, enseignante retraitée, qui écrivait : ‘Je déteste leur conversion, leur voile, leur foulard et leur prière à Allah, mais je les aime et souhaite qu’elles puissent vivre heureuses. Je crois que ce n’est que par la culture qu’elles recevront au cours de leurs études qu’elles pourront, peut-être, ne plus avoir besoin de l’islam, qui pour l’instant leur est nécessaire.’

Les deux adolescentes, soutenues par leur père, un avocat proche du MRAP, ont été définitivement exclues du lycée d’Aubervilliers (Seine-Saint-Denis) le 30 janvier dernier, après un long bras de fer avec l’administration. Il leur a été reproché d’avoir ‘pris part à un mouvement de protestation à l’entrée de l’établissement ayant apporté un trouble sérieux (…) et motivé l’intervention de la police’, d’avoir ‘arboré’leur foulard dans des conditions qui ont constitué ‘un acte de provocation et de propagande’, enfin d’avoir contesté le règlement, notamment en cours d’éducation physique et sportive. Elles préparent désormais leur baccalauréat à la maison, avec le soutien d’un professeur appointé deux heures par semaine par l’éducation nationale.

‘Ces deux jeunes personnes avaient à choisir entre l’éducation et le voile. Elles ont choisi, et y ont ajouté la provocation, tout cela en connaissance de cause, écrit une lectrice de Brest (Finistère), Françoise Theuriot. Pas de quoi faire pleurer dans les chaumières. On ne va quand même pas nous faire croire que défendre un signe d’asservissement, c’est défendre la liberté ! De plus, elles ne semblent pas avoir grand-chose dans la tête, sauf ce qu’on y a mis ou qu’elles y ont mis elles-mêmes sans aucune réflexion. Des jeunes filles comme les autres ? Plutôt un peu plus bécasses que la moyenne. Ça ne valait vraiment pas une page du Monde.’

Les ‘bonnes feuilles’ ne sont plus la chasse gardée des hebdomadaires. Depuis le milieu des années 1990, Le Mondepublie lui aussi des extraits de livres à paraître. Chacun y trouve son compte : le journal révèle des textes en exclusivité, tandis que la maison d’édition bénéficie d’une promotion. On s’entend sur une date de publication, sachant que les extraits, choisis par la rédaction, lui sont fournis gratuitement. Dans certains cas, les ‘bonnes feuilles’ créent l’événement, comme en janvier 2000 avec le témoignage-réquisitoire du docteur Véronique Vasseur, médecin chef de la prison de la Santé, à Paris.

POURQUOI avoir choisi Des filles comme les autres, édité par La Découverte ? Parce qu’Alma et Lila, malgré leur caractère atypique, ont relancé en France le débat sur le voile, explique la rédaction en chef, et parce que les médias avaient beaucoup parlé d’elles sans vraiment leur permettre de s’expliquer. Il était intéressant de savoir comment elles ont vécu leur exclusion de l’école, mais aussi quel regard elles portent sur la société française.

Dans les extraits publiés, Lila affirme entre autres : ‘Ni Alma ni moi ne sommes jamais sorties avec un garçon. Je n’ai jamais vu de différence entre ce que je ressentais pour un garçon et pour ma sœur, ou pour ma copine, ou ma famille. C’est toujours la même sorte d’attachement.’ Avant le mariage, précise-t-elle, ‘un homme et une femme ne doivent pas rester seuls ni se toucher. Il n’y a pas lieu de se fréquenter.’ Elle ne va pas au cinéma, ‘car il fait noir, personne ne fait attention à vous et c’est donc un lieu qui favorise le péché. La séduction doit se faire après le mariage. C’est même vivement conseillé.’

Alma, à qui l’on demande si c’est par pudeur que les femmes doivent se voiler, répond : ‘Les hommes aussi sont tenus par un devoir de pudeur ! Quand les hommes jouent au foot en short, ils ne respectent pas le hadith. Les hommes doivent se couvrir du nombril au genou et, en principe, à moins qu’ils ne travaillent dans les mines ou sous une chaleur intense, ils doivent se couvrir également le torse, les épaules… Idéalement, des poignets jusqu’aux chevilles.’

Des lecteurs tentent de comprendre ce que ces deux adolescentes ont dans la tête. ‘Outre leur ascendance complexe et le divorce de leurs parents à assumer, estime Catherine Coquery-Vidrovitch (Paris), elles voulaient, selon toute vraisemblance, mettre à l’épreuve l’amour du père, qui n’avait d’autre choix que de les soutenir. Mais, de cette affaire privée (il s’agissait en somme, comme dans toute autre famille, de ‘faire ch… les parents un max’), on a fait une affaire nationale. Leurs propos que vous citez sont d’une platitude rare.’

Jean-Marc Servoz (Lyon) y voit, plus simplement, ‘deux sœurs en crise mystique ayant trouvé mieux que le Loft ou Star’Ac pour faire parler d’elles’. Encore plus directe, Elisabeth Lanoe, d’Issy-les-Moulineaux (Hauts-de-Seine), s’étonne que Le Mondeait accordé une telle place à ‘ces deux pétasses voilées’.

En feuilletant le livre, on trouve des appels à la tolérance, une volonté d’apparaître en ‘filles comme les autres’, mais aussi des propos consternants, qui donnent de l’islam une image inquiétante. Des pratiques d’un autre âge ne semblent pas choquer outre mesure ces jeunes Françaises, même si elles s’en démarquent personnellement. La lapidation des femmes adultères ? Elle n’a de sens que si la coupable est prête à s’y soumettre pour expier ses péchés, précise Lila. La polygamie ? C’est un droit pour les hommes, pas une obligation, explique Alma. Nul n’est obligé d’avaler toute une marmite de pâtes. ‘En général, on est rassasié au bout d’une assiette.’

Les intervieweurs recueillent pieusement ces sentences, après avoir précisé dans l’introduction du livre que leur propre ‘éthique de vie s’oppose sur bien des points à celle d’Alma et Lila’. Mais leur travail, qualifié de ‘scientifique’, est dénaturé, dès les premières lignes, par un net engagement aux côtés des deux adolescentes, présentées comme des victimes de ‘l’exclusion’.

‘Que Le Monde soit opposé à la loi sur la laïcité, écrit Ghislaine Peiser, de Saint-Egrève (Isère), c’est son droit le plus strict. Mais, pour défendre ses idées, il avait habitué ses lecteurs à autre chose que la présentation des états d’âme de deux adolescentes en mal de tapage médiatique, interrogées de façon bien tendancieuse par des intervieweurs complaisants. Seriez-vous à ce point en mal de copie ?’

Le Monde publie trop rarement des ‘bonnes feuilles’ pour ne pas être plus sélectif dans ses choix. Certains lecteurs le soupçonnent d’avoir cherché, par le biais d’une page ‘Horizons’, à appuyer ses propres positions éditoriales contre la loi. Mais les propos d’Alma et de Lila servent-ils vraiment cette cause ? A les lire, plus d’un défenseur des élèves voilées a dû s’arracher les cheveux.’