Saturday, 20 de April de 2024 ISSN 1519-7670 - Ano 24 - nº 1284

Robert Solé

‘Cette lectrice parisienne affirme qu’elle n’a même pas déplié Le Monde du 17 mai. ‘Je l’ai jeté à la poubelle, après avoir vu, en tête de première page, la photo de la prise d’otages au Brésil.’ Blandine Hemard me demande : ‘Comment un journal réputé digne et respectueux peut-il publier une image aussi atroce ?’

La photo (en couleurs) montrait un homme au visage ensanglanté, torse nu, dans un commissariat de l’Etat de Sao Paolo. Il était tenu en respect par un détenu menaçant de l’égorger avec une sorte de pic à glace ou de tournevis. A leurs pieds gisaient deux autres otages, ligotés dans des matelas.

‘Cette violence visuelle affichée en première page était-elle vraiment utile pour nous informer ? écrit Mme Foulon, du lycée français Dominique-Savio, de Douala (Cameroun). Le lecteur ne peut que constater son impuissance pour sauver cet homme au regard terrorisé. On se retrouve voyeur malgré nous d’une situation insupportable.’ Mme Foulon, qui ne comprend pas ‘ce racolage de bas étage’, ajoute : ‘Nous mettons votre journal quotidiennement en évidence dans notre centre de documentation afin que les élèves y aient accès : devrons-nous dorénavant vérifier la pertinence de vos premières pages avant de les exposer ?’

Si Christian Baccuet, abonné du Vésinet (Yvelines), se dit ‘gêné de laisser traîner le journal sous les yeux de (ses) enfants, âgés de 9, 12 et 14 ans’, c’est précisément pour des questions de photos. Lui-même est heurté par certaines d’entre elles. ‘Je ne regarde pas la télévision, m’indique-t-il, mais je lis Le Monde dont j’aime le poids des mots. J’essaie ainsi d’échapper aux images violentes et inutiles qui font de moi un voyeur fasciné par la mort, la haine, la peur.Et voilà que Le Monde, en quelques jours, m’impose à son tour son lot de photos insupportables. Jeudi 11 mai, page 4, un homme se faisant poignarder en Somalie. Dimanche 14 mai, page 4, un cadavre calciné au Nigeria, et page 6, le corps blessé d’un assassin aux Pays-Bas. Mercredi 17 mai, en première page, un otage au Brésil, poignard sur le cou et regard terrorisé.’

Notre lecteur réclame une version expurgée : ‘Comme le choc des photos n’aide pas au recul et à la réflexion, est-il possible d’avoir une édition du Monde avec les textes seulement ? Merci d’avance.’

Depuis que Le Monde a changé de formule en novembre 2005, la photographie y occupe une place de choix. La nouveauté tient surtout à sa forte présence dans la première partie du journal, consacrée à l’actualité immédiate. Souvent en couleurs, elle attire l’oeil et incite à lire l’article correspondant. Sans en être pour autant une simple illustration : une bonne photo apporte elle-même des informations.

Le cliché n’a parfois pas de lien direct avec le texte. C’était le cas, dans Le Monde du 11 mai, pour un article sur le Conseil des droits de l’homme de l’ONU, illustré par une exécution publique en Somalie. Un inconnu, attaché à un poteau, la tête recouverte d’une cagoule, était poignardé, devant une foule de spectateurs assis un peu à l’écart.

Fallait-il publier cette photo terrible ? La rédaction en a débattu. Contrairement à son homologue espagnole d’El Pais, elle a jugé inutile d’y ajouter la deuxième image, montrant le malheureux à terre, près d’une flaque de sang…

Mais pourquoi un tel châtiment ? La légende indiquait simplement : ‘Le 3 mai, un homme est poignardé lors d’une exécution publique en Somalie, pays où règne la loi islamique.’ On aurait aimé en savoir davantage.

Le Monde n’a pas une grande expérience des photos d’actualité. Son directeur artistique, Quintin Leeds, souligne l’importance des légendes. ‘Celles-ci doivent situer exactement la photo, indiquer où, quand et comment elle a été prise, mais ne pas décrire ce qu’on y voit. Il faut éviter par ailleurs d’alourdir la légende par des éléments tirés de l’article. Car le lecteur réinterprète alors l’image en fonction de cet ajout.’

On parle souvent de ‘la violence au Brésil’. La photo de la prise d’otages dans l’Etat de Sao Paolo était un moyen de la concrétiser. Son caractère dérangeant tenait peut-être en partie à sa qualité esthétique : ce jeune homme ensanglanté et à demi-nu, le corps tendu, immobilisé par son agresseur, pouvait évoquer le martyre de saint Sébastien, immortalisé par plusieurs peintres… C’est difficile à admettre, mais les photos qui font l’Histoire – comme la ‘Madone’ algérienne pleurant ses proches – sont souvent superbes et bien cadrées.

Peut-on soupçonner Le Monde de vouloir augmenter son tirage en publiant des images violentes ? Ce serait partir du principe que les lecteurs sont assoiffés de sang… D’ailleurs, si tel était son but, il devrait augmenter la dose de plusieurs crans. Car la prise d’otages du Brésil ou l’exécution publique en Somalie sont peu de chose à côté de la débauche de violence que l’on subit au cinéma et à la télévision.

Le Monde n’a pas choisi la plus horrible des photos brésiliennes. Il n’était pas question, par exemple, de montrer un mutin brandissant une tête ensanglantée, que des agences de presse avaient diffusée.

En général, l’accusation de ‘racolage’ est formulée quand le journal publie des photos d’un autre genre, dans ses pages culturelles ou magazine. Ainsi, Philippe Engammare, lecteur de Fresnes (Val-de-Marne), s’est demandé pourquoi un article sur la prévention des épidémies, dans le numéro daté 2-3 avril, était illustré par une photo de l’artiste Spencer Tunick sur… une accumulation de corps nus, d’hommes et de femmes, dans le désert du Nevada. ‘J’apprécie l’oeuvre de Spencer Tunick, écrit-il ironiquement. Et j’apprécie que Le Monde se soucie de la prévention des épidémies. Comme j’apprécie le saumon fumé et le chocolat. C’est pourquoi je me demande ce que cette photo venait faire là… sauf à considérer la nudité comme une infection dangereuse.’

L’interview sur la prévention des épidémies est parue dans la rubrique ‘Futurs’, dirigée par Laure Belot. ‘C’est la page la plus difficile à illustrer, puisqu’on y parle par définition de choses qui n’existent pas encore’, remarque Frédérique Deschamps, venue tout récemment de Libération pour diriger le service photographique du Monde.

Allait-on montrer une léproserie en Afrique ou des malades entassés dans un hôpital chinois pour évoquer des épidémies futures… et évitées ? Seules des photos artistiques, particulièrement suggestives, peuvent accompagner des articles comme ‘Demain, la ménopause pourrait survenir à 65 ans’ (30 janvier) ou ‘La pub s’incruste dans nos neurones’ (30 avril-2 mai). Encore faut-il que les lecteurs y trouvent une signification.’