Thursday, 28 de March de 2024 ISSN 1519-7670 - Ano 24 - nº 1281

Robert Solé

‘Combien Le Monde compte-t-il de lecteurs musulmans ? Je l’ignore, et, Dieu merci, la croyance religieuse — ou l’incroyance — ne figure dans aucune enquête statistique. Mais un certain nombre de lecteurs qui nous ont écrit ces derniers jours revendiquent leur appartenance à l’islam. Leur courrier, on le devine, ne concerne ni les primaires à gauche ni l’OPA de Mittal Steel sur le groupe Arcelor, mais les caricatures de Mahomet.

La manière même de nommer le Prophète fait l’objet de remarques. ‘Il s’appelle Mohamed et non Mahomet’, affirme Anis Larbi (courriel), qui nous explique en détail pourquoi ‘ce point est important bien qu’il puisse paraître anodin’.

Paradoxalement, on utilise en France un mot issu du turc, alors que la plupart des musulmans de l’Hexagone sont d’origine arabe. Mais ‘Mahomet’, consacré par l’usage, n’a rien de péjoratif. Et il existe suffisamment de sujets de controverse pour qu’on n’y ajoute pas celui-là…

‘Je suis choquée et indignée des caricatures diffusées dans votre journal, écrit Laïla Louati (courriel). Ce que vous défendez n’est pas la liberté d’expression mais la libre expression de votre racisme. (…) Vous participez à la décrédibilisation de la France. Etes-vous conscients que vous mettez en danger la vie de ressortissants français dans le monde musulman, que vous alimentez la haine contre l’Occident ?’

L’affaire des caricatures danoises était commentée dans Le Monde du 3 février par un grand dessin de Plantu et par un éditorial qui défendait la liberté d’expression, dans les limites fixées par la loi, tout en dénonçant ‘l’amalgame, injuste et blessant, entre l’islam et le terrorisme’. C’est dans le numéro daté 5-6 février que deux des douze caricatures incriminées ont été publiées. Non pas par défi ou par solidarité avec le quotidien danois, mais, comme cela était indiqué, pour offrir aux lecteurs ‘des éléments graphiques de compréhension du débat’. Et, pour ne pas jeter de l’huile sur le feu, Le Monde s’est ‘abstenu de publier les caricatures les plus offensantes’.

Le dessin de Plantu, qui alliait le texte au trait (‘Je ne dois pas dessiner Mahomet, je ne dois pas dessiner Mahomet…’), n’était pas dirigé contre l’islam et n’a d’ailleurs pas été interprété ainsi. C’était une manière de défendre la liberté d’expression et de brocarder l’intégrisme, en ne s’en prenant ni à une religion ni à son fondateur. Chacun l’a ‘lu’ à sa façon. Un lecteur a même cru discerner, sous la barbe, le visage de Léonard de Vinci…

On a beaucoup commenté, dans Le Monde et ailleurs, l’interdiction de représenter le Prophète. Pourtant, cette question de principe n’apparaît guère dans le courrier. ‘Ce qui me scandalise, ce n’est ni la représentation du Prophète ni les caricatures — elles relèvent l’une et l’autre de la liberté d’expression —, mais l’amalgame entre le ‘père’ des croyants musulmans et le terrorisme, écrit Mohamed Bouamama (courriel). L’éditorial du 3 février ne le dit que d’une phrase : tout le reste tourne autour de la liberté. Le sentiment d’équilibre que vous voulez donner n’est pas convaincant.’

Deux poids, deux mesures, selon Mansour Benaouda (Lyon), qui l’exprime de manière lapidaire : ‘1er décembre 2003, Dieudonné caricature un juif extrémiste. Dieudonné antisémite ! 1er février 2006, la presse caricature Mahomet en musulman terroriste. Liberté d’expression !’

Le Monde est rarement mis en cause pour la façon dont il a couvert cet incendie planétaire, allumé de manière irresponsable, puis propagé par des pyromanes professionnels, à Damas, Téhéran ou ailleurs. Nos lecteurs s’expriment plutôt sur un sujet qui les touche particulièrement : le lien entre islam et violence.

‘Quand je regarde ces caricatures représentant le prophète Mohamed avec une bombe sur la tête, je me sens blessé au plus profond de moi-même, affirme Hicham El Aadnani, de Courbevoie (Hauts-de-Seine). Qu’est-ce que cela signifie ? Que l’islam est terroriste ? Que plus d’un tiers de la planète est terroriste ?’

Mais les réactions ne sont pas à sens unique. Pour Ali Kettani, de Casablanca (Maroc), ‘les images de musulmans casseurs, de Djakarta à Beyrouth, sont tout simplement révoltantes et inacceptables’. Il n’admet pas que ‘cette minorité — en espérant qu’elle en soit une — prenne en otage l’islam, même symboliquement’.

Du courriel de Mohamed-Chérif Ferjani (Lyon), je retiens également le passage suivant : ‘Que le message véhiculé par quelques-unes de ces caricatures soit xénophobe, il n’y a aucun doute. Qu’il contribue à entretenir la confusion entre islam et terrorisme, c’est évident. (…) Que des musulmans et des antiracistes soient indignés par ce genre de messages et le condamnent, c’est légitime et normal. Mais il est grave et dramatique que cela serve de prétexte à un déchaînement de délires fanatiques, liberticides et xénophobes.’

Non, les musulmans ne manquent pas d’humour, affirme Leïla Ahmed, une infirmière marseillaise, arrivée en France à l’âge de 8 ans. ‘Ils sont les premiers à se moquer de leurs hommes politiques. Mais Mahomet — je ne parle pas des imams, mollahs et autres fous de Dieu — relève de la sphère de l’intime. (…) Cette affaire, c’est la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Si vous ne pouvez pas comprendre, essayez au moins d’écouter.’

Mustapha Benchenane (Paris) s’adresse, lui aussi, aux Occidentaux : ‘Agresser des hommes dans leur foi, c’est s’attaquer à ce qui est essentiel pour eux, à ce qui leur donne des raisons de vivre et de mourir. Rien, absolument rien, ne peut le justifier.’ L’exercice d’une liberté, ajoute-t-il, doit s’accompagner de responsabilité. ‘Or, aujourd’hui, dans les sociétés occidentales développées et démocratiques, de plus en plus de gens ne croient plus à rien et ont tendance à ne plus rien respecter : le ‘pourquoi pas’ brouille sinon supprime toute limite, tout interdit.’ Selon lui, les réactions auxquelles nous assistons ‘dans un monde musulman caractérisé par l’échec et l’impuissance, mais qui mérite néanmoins le respect’, devraient aussi faire réfléchir les Occidentaux sur le devenir de leurs propres sociétés.

Tunisien résidant à Saint-Pétersbourg (Russie), Mohamed Ferjani est d’accord avec tout cela, mais, écrit-il : ‘Quand j’entends des chefs musulmans dire que ces caricatures sont un crime contre 1 milliard de croyants, j’ai envie de répondre que le vrai crime est dans les 500 millions de musulmans qui vivent dans la pauvreté, les millions d’enfants musulmans sauvagement exploités, les présidents à vie, rois et émirs qui se maintiennent au pouvoir par tous les moyens, les milliers d’opposants qui croupissent dans les prisons de l’horreur (…). Pourquoi les musulmans ne se révoltent-ils pas lorsqu’il s’agit de leurs droits les plus fondamentaux ?’’