Thursday, 28 de March de 2024 ISSN 1519-7670 - Ano 24 - nº 1281

Robert Solé

‘Quatre photos accolées dans Le Monde daté 7-8 mars. Quatre photos en couleur, avec une dominante rouge sang. Elles racontaient le calvaire d’un partisan de l’ancien président Jean-Bertrand Aristide en Haïti. Sur la première, on voyait un homme à moitié évanoui, au visage écrasé par la botte d’un milicien. Sur la deuxième, le prisonnier blessé était violemment poussé hors d’un véhicule. Sur la troisième, son corps mutilé reposait par terre, tandis que l’un des auteurs du lynchage venait lui porter un ultime coup de machette. Et, sur la quatrième, son cadavre se consumait au milieu de pneus enflammés…

Des lecteurs ont protesté en termes très vifs contre la publication de telles photos. ‘En quoi cette hémoglobine permettait-elle d’analyser de manière plus approfondie la situation en Haïti? écrit Geneviève Vigneron, de Courbevoie (Hauts-de-Seine). A quel magazine avez-vous décidé de faire concurrence dans le racolage morbide?’

Jean Pinquet (courriel) demande avec ironie si ‘on peut voir la scène intégrale de ce lynchage sur le site Internet du Monde’. Quant à Bernard Aubert, de Marly (Moselle), il ne mâche pas ses mots: ‘Quelle honte ! Bien sûr, les Noirs sont des sauvages? Bien sûr, nous, les Européens, sommes civilisés? Et cet homme livré à ses tortionnaires: n’est-il pas un être humain comme vous, comme moi? Vous devenez de ‘vrais’ journalistes modernes: l’univers est un spectacle et la presse organise, met en scène, valorise le spectacle. Ce n’est plus que de la pornographie. A quand des photos de viols d’enfants?’

Ces images n’ont pas été choisies au dernier moment. Diffusées par l’agence Reuters, elles avaient été publiées la veille dans des quotidiens britanniques. La rédaction du Monde en a débattu au cours d’une réunion avant de retenir certaines d’entre elles, mais pas les plus insoutenables.

Faut-il montrer de tels événements dans toute leur cruauté? Ou se contenter de les dire avec des mots? François Bonnet, rédacteur en chef du service International, explique: ‘Haïti est l’un des pays les plus violents au monde. A partir du moment où le journal utilise la photographie, il n’a pas de raison de cacher une certaine réalité. Le photojournalisme raconte parfois des choses que les mots ne disent pas. Il me paraît beaucoup plus contestable de publier, comme l’ont fait d’autres médias, les portraits des jeunes filles sorties des griffes du tueur en série Marc Dutroux.’

Un universitaire d’Alfortville (Val-de-Marne), Philippe Cibois, refuse de voir les choses ainsi. ‘L’intolérable, nous écrit-il, ne doit pas être montré. Il ne faut pas le nier, mais le refuser. Montrer l’intolérable, c’est admettre sa possibilité, se rendre complice de la banalisation du mal. Souvent, un dessin convient très bien pour dénoncer la violence, et vos dessinateurs y excellent.’

Peut-on définir une règle générale? Ne faut-il pas plutôt juger cas par cas? Il arrive que des images très dures soient publiées sans susciter de protestations. Comme si elles apparaissaient nécessaires… Dans la page du Monde sur Haïti, ce qui était insupportable, c’était sans doute le fait de montrer une mise à mort en plusieurs séquences, à la manière d’un roman-photo.

Du sang et des larmes, nous en avons vu beaucoup, ces derniers jours, sur les écrans de télévision. El Pais, quotidien espagnol de qualité, n’a pas hésité à publier des photos atroces sur les attentats de Madrid: corps déchiquetés, visages défigurés, membres arrachés… De manière plus ambiguë, des journaux britanniques comme le Times ont retouché l’une de ces images pour ne pas trop heurter leurs lecteurs. Le Guardian a choisi d’y noircir un membre sanglant, tandis que l’Independent et le Daily Mirror décidaient de publier la photo en noir et blanc… Le Monde, lui, s’est contenté de montrer des sacs sinistrement alignés à la gare d’Atocha, qui résumaient la tragédie. Tout était dit dans cette photo triste et sobre.

Le 11 mars, à 7 h 30 du matin, des explosions effroyables endeuillaient donc la capitale espagnole. Brusquement, toute l’Europe pleurait avec Madrid. Le Monde publiait les jours suivants des éditions spéciales, mobilisant des dizaines de journalistes et traitant l’affaire sous tous ses angles, comme il le fait si bien en pareil cas. Dans un courriel, envoyé le 13 mars à 15 h 33, un lecteur, Philippe Moreau, s’étonnait: ‘Et Haïti, c’est fini? Pas de nouvelles depuis trois jours. Vos envoyés spéciaux sont déjà rentrés?’

Un drame chasse l’autre. Cette troublante loi de l’actualité est due, à la fois, à des contraintes matérielles – on ne peut pas développer tous les sujets en même temps – et à la force irrésistible de la nouveauté.

Dans son numéro du 11 mars (daté 12 mars), ‘bouclé’ à 11 heures du matin, Le Monde titrait en manchette sur les bombes de Madrid et indiquait en sous-titre: ‘Le gouvernement espagnol attribue ces attentats à l’ETA.’ Un autre sous-titre précisait: ‘L’action la plus meurtrière des séparatistes basques.’ En page intérieure, un article analysait en détail ce ‘retour sanglant d’ETA sur la scène politique espagnole à trois jours des élections législatives’. Il était accompagné d’un rappel des principaux attentats commis par l’organisation basque depuis sa création en 1959.

Dans les heures qui ont suivi la sortie du journal, nous avons reçu une pluie de courriels, à l’image de celui d’Emma Garcia: ‘Je vous demande de cesser définitivement de qualifier d’indépendantistes basques cette organisation de terroristes. Le terme que vous avez choisi ne reflète pas la vérité sur ce groupe d’assassins et n’est pas non plus une traduction littérale du nom ETA.’

Mais, à mesure que les heures passaient, on s’apercevait que les autorités espagnoles étaient allées un peu vite en besogne. Le lendemain, Le Monde titrait en manchette: ‘Madrid, 11 mars 2004: Al-Qaida? ETA?’ Et, le surlendemain, la question ne se posait même plus: ‘L’Europe face à la menace Al-Qaida.’

Dans ces cas-là, les lecteurs sont impitoyables. ‘Comme la quasi-totalité des médias, Le Monde a relayé sans guère d’esprit critique la version donnée par le gouvernement espagnol’, écrit Emile Rikir, d’Huy (Belgique). ‘Aucun conditionnel pour relativiser l’information, aucune interrogation sur sa pertinence, aucune interrogation sur une possible opération d’Al-Qaida, remarque de son côté Jean de Lagontrie, du Plessis-Robinson (Hauts-de-Seine). Que des journalistes dont le métier ne consiste pas seulement à répercuter les informations, mais aussi à les mettre en perspective, à distinguer faits, discours et hypothèses, tombent dans ce piège est désolant.’ Le fait que le journal ait changé de cap dès le lendemain, avec, cette fois, toutes les prudences nécessaires, n’a pas suffi à ce lecteur: ‘Rectifier le tir, c’est bien. S’excuser aurait été mieux.’

Quelques jours avant les attentats de Madrid, José Maria Aznar était salué comme l’homme politique, assez unique en son genre, qui ne s’accrochait pas au pouvoir puisqu’il envisageait, à 51 ans, de renoncer à ses fonctions. Le Monde du 9 mars, qui l’avait interviewé, titrait en manchette: ‘La leçon de José Maria Aznar à la droite française.’ Cela avait choqué plusieurs lecteurs, qui y voyaient une attaque indirecte et hors de propos contre Jacques Chirac. ‘Votre brillante interview, constatait par exemple Thomas Jeanjean (courriel), est malheureusement gâchée par la présentation partisane et maladroite que vous en faites. Sur plus de trente questions, une seule est consacrée à la droite française et la réponse faite n’a pas le goût d’une ‘leçon’. C’est dommage.’

Après la cinglante défaite électorale du dirigeant espagnol, le titre du Monde a pris une étrange résonance. Un lecteur parisien, Bernard Delorme, ne se prive pas d’ironiser: ‘Votre titre du 9 mars tombait à pic. Aujourd’hui, vous pourriez demander à José Maria Aznar un complément de leçon.’’