Tuesday, 19 de March de 2024 ISSN 1519-7670 - Ano 24 - nº 1279

Robert Solé

‘Combien étaient-ils, mardi 4 avril, à battre le pavé parisien pour protester contre le CPE ? ‘80 000 selon la police, 700 000 selon les organisateurs’, indiquait Le Monde daté du surlendemain. La divergence entre les deux compteurs fait partie depuis longtemps de la vie nationale, mais, cette fois, les chiffres variaient presque du simple au décuple !

Contrairement au Parisien, qui avait mobilisé quatre journalistes pour effectuer son propre calcul – et arriver au chiffre de 228 000 –, Le Monde a vaguement coupé la poire en deux, parlant de ‘plusieurs centaines de milliers de manifestants’. D’une manière générale, les défilés en France ont été considérés comme ‘une démonstration de force’ et ‘un succès’, pour avoir réuni… ‘1 028 000 personnes selon le ministère de l’intérieur et 3,1 millions selon les syndicats’.

Des lecteurs ne comprennent pas que l’on se résigne à une telle imprécision. Ancien soixante-huitard, ayant beaucoup manifesté à Paris dans les années 1970, Yves Egal s’ennuyait plutôt lors des défilés. ‘Un jour, trouvant le temps long, raconte-t-il, j’ai remonté jusqu’à la tête de la manif, je me suis mis sur le bord du trottoir et j’ai compté. Surprise ! J’ai découvert que la tâche était assez facile. Les gens viennent aux manifs à plusieurs, voire en groupe, de la même usine, de la même faculté, du même lycée et ils restent plutôt ensemble. De plus, la marche oblige à maintenir une certaine distance entre les rangs. Il suffit de compter ceux-ci, quitte à modifier la moyenne quand ils s’éclaircissent.’

Ce jour-là, l’étudiant en agronomie a compté 15 000 manifestants. La police les évaluait entre 15 et 20 000, tandis que les organisateurs multipliaient par trois. M. Egal a répété l’expérience plusieurs fois par la suite. ‘Depuis, écrit-il, je soupçonne la police de faire son travail… et les journalistes de ne pas le faire.’

Faut-il demander aux reporters du Monde de procéder à leur propre comptage ? Des expériences ont été tentées naguère, avec des résultats plus ou moins concluants.

La vérité ne se trouve pas nécessairement à mi-chemin du chiffre de la police et de celui des organisateurs. Du journal, on attend une estimation, aussi proche que possible de la réalité.

Nul n’ignore cependant la valeur relative des chiffres. ‘Les statistiques, c’est comme les bikinis : ça montre beaucoup, mais ça cache l’essentiel’, remarque Georges Fischer (courriel). Les journalistes chargés de couvrir un défilé doivent-ils dépenser leur énergie à établir un troisième chiffre, en plus de ceux de la police et des organisateurs, qui renforcerait la perplexité des lecteurs ? La réussite d’une manifestation ne se limite pas au nombre des manifestants. Du journal, on attend surtout qu’il entende leurs propos, interprète leurs slogans, mesure leur détermination… Bref, la question du comptage reste ouverte.

Hubert Moreau (Besançon) commente avec lassitude : ‘Combien de manifestants contre le CPE mardi dernier en France ? Un million, 3 millions ? Qui dit moins, qui dit plus ? (…) Ce que je sais, en revanche, c’est qu’au printemps 2002, le nombre d’électeurs de Jacques Chirac a plus que triplé en deux semaines, ce qui l’avait amené à dire : ‘Ce vote m’oblige.’ On a vu comment. A tel point que ses douze ans de présidence paraissent durer trois fois plus.’

La vérité des chiffres varie selon l’endroit où l’on se trouve et le regard que l’on porte sur les événements. Certains étudiants reprochent au Monde de n’avoir pas fait état de la mobilisation dans leur établissement. D’autres, comme Roy Dauvergne, en terminale S au lycée Henri-Moissan de Meaux, estiment que la grève a été largement surévaluée.

Robert Brugère, qui habite Montboucher-sur-Jabron, dans la Drôme, exprimait son scepticisme au lendemain de la journée d’action du 28 mars : ‘A vous lire, on a l’impression que la France est paralysée et au bord de la révolution. Mais les grandes villes ne représentent qu’une petite partie du territoire. Je peux vous dire qu’hier, dans mon village ardéchois (900 habitants), on ne s’apercevait de rien. Le boulanger faisait son pain, le menuisier était à son établi, le plombier au travail, et le maçon aussi. Seul l’instituteur…’

L’ampleur de la protestation contre le contrat première embauche a été mesurée par un sondage Ipsos, réalisé pour Le Monde et France 2. Le journal en a rendu compte dans son numéro du 28 mars, avec ce titre de première page : ‘63 % des Français refusent le CPE et la méthode Villepin.’

Plusieurs lecteurs contestent cette manière de présenter les choses. ‘Présentation biaisée, indigne d’un journal sérieux’, affirme Henri Duhamel (courriel). ‘Présentation partielle et partiale, inacceptable pour un journal qui se veut de référence’, ajoute en écho Jean-Benoît Henriet.

Cet abonné parisien rappelle que deux questions étaient posées et donnaient lieu à des réponses divergentes. ‘Approuvez-vous la décision de Dominique de Villepin de maintenir le CPE ?’ 63 % des personnes interrogées répondaient non. ‘Souhaitez-vous que le CPE soit maintenu ?’ Oui, en l’état actuel, répondaient 4 %. Oui, avec des aménagements, répondaient 50 %.

‘Ce qui donne, au total, 54 % pour le maintien’, remarque M. Henriet, qui n’a pas eu besoin de faire appel à sa calculette. En effet. Affirmer dans le titre de première page, comme Le Monde l’a fait, que ‘63 % des Français refusent le CPE et la méthode Villepin’ était inexact. La réponse à la deuxième question n’apparaissait ni dans le sous-titre ni dans le texte. On se contentait de souligner que le premier ministre était massivement soutenu par l’électorat UMP, ce qui n’est pas la même chose.

Michel Taret (courriel) parle aussi en chiffres, à propos de l’intervention télévisée de Jacques Chirac, le 31 mars : ‘J’ai calculé, pardonnez-moi cette évaluation triviale, que les articles lui étant consacrés représentent dans votre journal une surface de 3 200 cm2. Comment se fait-il que vous n’ayez trouvé que 200 cm2 pour ne citer que des extraits de cette déclaration très importante ? La moindre des objectivités aurait été de la citer dans son intégralité.’

Le Monde a publié de longs extraits du discours présidentiel, dans lesquels l’essentiel se trouvait. En donner davantage aurait peut-être bousculé la mise en page, mais ce n’est pas une objection convaincante. Pour un discours aussi attendu et aussi abondamment commenté que celui du 31 mars, il n’y avait aucune raison de ne pas publier le texte intégral. Certes, il se trouvait sur lemonde.fr, mais cela n’était pas indiqué. Et quand on lit son journal, on n’a pas toujours un ordinateur à portée de la main.’