Thursday, 18 de April de 2024 ISSN 1519-7670 - Ano 24 - nº 1284

A estratégia e a filosofia

NEOCONSERVADORISMO
(*)

Alain Frachon e Daniel Vernet

(*) Copyright Le Monde, 15/4/2003

[em francês]

Qui sont ces néoconservateurs qui jouent un rôle essentiel dans les choix du président des Etats-Unis, au côté des chrétiens fondamentalistes? Et qui étaient leurs maîtres à penser, Albert Wohlstetter et Leo Strauss?

C?était dit sur le ton de l?éloge sincère: "Vous êtes certains des meilleurs cerveaux de notre pays"; tellement bons, ajoutait George W. Bush, que "mon gouvernement emploie une vingtaine d?entre vous". Le président s?adressait, le 26 février, à l?American Entreprise Institute, à Washington (Le Monde du 20 mars). Il rendait hommage à un cercle de réflexion (think tank) qui est l?un des bastions de la mouvance néoconservatrice américaine. Il saluait une école de pensée qui marque sa présidence et disait tout ce qu?il doit à un courant intellectuel à l?influence aujourd?hui prédominante. Il reconnaissait être entouré de néoconservateurs et les créditait d?un rôle essentiel dans ses choix politiques.

Au tout début des années 1960, John F. Kennedy avait recruté au centre gauche, à l?université Harvard notamment, certains professeurs choisis parmi "the best and the brightest" ? les meilleurs et les plus intelligents, pour reprendre l?expression de l?essayiste David Halberstam. Le président George W. Bush va, lui, gouverner avec ceux qui ont justement, à partir des années 1960, rué dans les brancards de ce consensus centriste, à coloration social-démocrate, alors dominant.

Qui sont-ils? Quelle est leur histoire? Quels furent leurs maîtres à penser? Où sont les origines intellectuelles du néoconservatisme bushien?

Les néoconservateurs ne doivent pas être confondus avec les chrétiens fondamentalistes, qu?on trouve aussi dans l?entourage de George W. Bush. Ils n?ont rien à voir avec la renaissance d?un intégrisme protestant venu des Etats du Sud, ceux de la "ceinture biblique" (Bible Belt), et qui est l?une des forces montantes dans le Parti républicain d?aujourd?hui. Le néoconservatisme est de la Côte est; un peu californien, aussi. Ses inspirateurs ont un profil "intellectuel", souvent new-yorkais, souvent juifs, ayant commencé "à gauche". Certains se disent toujours démocrates. Ils ont une revue littéraire ou politique à la main, pas la Bible; ils portent des vestes en tweed, pas les costumes croisés bleu pétrole des télévangélistes du Sud. La plupart du temps, ils professent des idées libérales sur les questions de sociét_! 3; et de m?urs. Leur objectif n?est ni d?interdire l?avortement ni d?imposer la prière à l?école. Leur ambition est autre.

Mais, explique Pierre Hassner, la singularité de l?administration Bush est d?avoir assuré la jonction entre ces deux courants. George W. Bush fait vivre ensemble néoconservateurs et chrétiens fondamentalistes. Ces derniers sont représentés dans le gouvernement par un homme comme John Ashcroft, le ministre de la justice; les premiers ont l?une de leurs vedettes au poste de ministre adjoint de la défense, Paul Wolfowitz. George W. Bush, qui fit campagne au centre droit, sans ancrage politique très précis, a réalisé un cocktail idéologique étonnant, et détonant, mariant Wolfowitz et Ashcroft, néoconservateurs et intégristes chrétiens, deux planètes opposées.

Ashcroft a enseigné à la Bob-Jones University, en Caroline du Sud, académiquement inconnue mais place forte du fondamentalisme protestant. On y tenait des propos frisant l?antisémitisme. Juif, d?une famille d?enseignants, Wolfowitz est un brillant produit des universités de la Côte est; il eut deux des professeurs parmi les plus éminents des années 1960, Allan Bloom, le disciple du philosophe juif d?origine allemande Leo Strauss, et Albert Wohlstetter, professeur de mathématiques et spécialiste de stratégie militaire. Ces deux noms vont compter. Les néoconservateurs se sont placés sous l?ombre tutélaire du stratège et du philosophe.

Mal nommés, ils n?ont rien, non plus, de gens qui voudraient garantir l?ordre établi. Ils rejettent à peu près tous les attributs du conservatisme politique tel qu?on l?entend en Europe. L?un d?entre eux, Francis Fukuyama, qui s?est rendu célèbre par son essai La Fin de l?histoire, assure: "Les néoconservateurs ne veulent en rien défendre l?ordre des choses tel qu?il est, fondé sur la hiérarchie, la tradition et une vue pessimiste de la nature humaine" (Wall Street Journal du 24 décembre 2002).

Idéalistes-optimistes, convaincus de la valeur universelle du modèle démocratique américain, ils veulent mettre fin au statu quo, au consensus mou. Ils croient en la politique pour changer les choses. Sur le front intérieur, ils esquissent la critique d?un Etat-providence, produit de présidences démocrates (Kennedy, Johnson) et républicaine (Nixon), qui peine à résoudre les problèmes sociaux. En politique étrangère, ils dénonçaient dans les années 1970 la détente, qui, disaient-ils, profitait plus à l?URSS qu?à l?Occident. Critiques du bilan des sixties et opposés au réalisme diplomatique d?un Henry Kissinger, ils sont anti-establishment. Irving Kristol et Norman Podhoretz, fondateur de la revue Commentary, deux des parrains new-yorkais du néoconservatisme, viennent de la gauche. Ils formulent une mise en cause de gauche du commun! isme soviétique

Dans Ni Marx ni Jésus (1970, Robert Laffont), Jean-François Revel avait décrit une Amérique plongée dans les tumultes de la révolution sociale des années 1960. Il explique aujourd?hui le néoconservatisme comme une manière de retour de bâton. Sur le front intérieur, d?abord. Les néoconservateurs critiquent, dans le sillage de Leo Strauss, le relativisme culturel et moral des années 1960. Pour eux, le relativisme va déboucher sur le politically correct des années 1980.

C?est un autre intellectuel de haut rang qui mène ici la bataille, Allan Bloom, de l?université de Chicago, que son ami Saul Bellow a peint dans son roman Ravelstein (Gallimard, 2002). En 1987, dans The Closing of the American Mind (traduit en français sous le titre L?Ame désarmée), Bloom pourfend un milieu universitaire pour qui tout se vaut: "Tout est devenu culture, écrit-il; culture de la drogue, culture rock, culture des gangs de la rue et ainsi de suite sans la moindre discrimination. L?échec de la culture est devenu une culture."

Pour Bloom, grand interprète des textes classiques à l?image de son maître Strauss, une partie de l?héritage des années 1960 "aboutit à un mépris de la civilisation occidentale par elle-même, explique Jean-François Revel. Au nom du politiquement correct, toute culture en vaut une autre et Bloom s?interroge sur ces étudiants et ces professeurs parfaitement disposés à admettre des cultures non européennes souvent attentatoires aux libertés et qui manifestaient en même temps une extrême sévérité pour la culture occidentale, se refusant à la reconnaître supérieure en aucun point".

Pendant que le politically correct donne l?impression de tenir le haut du pavé, les néoconservateurs marquent des points. Le livre de Bloom est un immense succès. En politique étrangère, une véritable école néoconservatrice a pris forme. Des réseaux s?installent. Dans les années 1970, le sénateur démocrate de l?Etat de Washington Henry Jackson (mort en 1983) critique les grands accords sur le désarmement nucléaire. Il forme alors une génération de jeunes gens férus de stratégie, dont Richard Perle et William Kristol, qui a suivi les cours d?Allan Bloom.

Dans et hors de l?administration, Richard Perle va retrouver Paul Wolfowitz, tous les deux travaillant pour Kenneth Adelman, autre contempteur de la politique de détente, ou Charles Fairbanks, sous-secrétaire d?Etat. En matière stratégique, leur maître à penser est Albert Wohlstetter. Chercheur à la Rand Corporation, conseiller du Pentagone et néanmoins grand spécialiste de gastronomie, Wohlstetter (mort en 1997) est un des pères de la doctrine nucléaire américaine.

Plus exactement, il est à l?origine de la remise en question de la doctrine traditionnelle, dite de "destruction mutuelle assurée" (MAD, selon le sigle anglais), qui fondait la dissuasion. Selon cette théorie, les deux blocs ayant la capacité d?infliger à l?autre des dommages irréparables, les responsables hésiteraient à déclencher le feu nucléaire. Pour Wohlstetter et ses élèves, MAD était à la fois immorale ? par les destructions infligées aux populations civiles ? et inefficace: elle aboutissait à une neutralisation mutuelle des arsenaux nucléaires. Aucun homme d?Etat doué de raison, en tout cas aucun président américain, ne déciderait un "suicide réciproque". Wohlstetter proposait au contraire une "dissuasion graduée", c?est-à-dire l?acceptation de guerres limitées, éventuellement avec des ar! mes nucléaires tactiques, avec des armes "intelligentes", de haute précision, capables de s?attaquer aux dispositifs militaires de l?adversaire.

Il critiquait la politique de contrôle des armements nucléaires menée de concert avec Moscou. Elle revenait, selon lui, à brider la créativité technologique des Etats-Unis pour maintenir un équilibre artificiel avec l?URSS.

Il sera écouté par Ronald Reagan, qui lance l?Initiative de défense stratégique (SDI), baptisée "guerre des étoiles", ancêtre de la Défense antimissiles, reprise par les élèves de Wohlstetter. Ceux-ci seront les plus chauds partisans d?une dénonciation unilatérale du traité ABM, qui, à leurs yeux, empêchait les Etats-Unis de développer ses systèmes de défense. Et ils ont convaincu George W. Bush.

Sur le chemin de Perle et de Wolfowitz, on croise encore Elliott Abrams, aujourd?hui responsable du Proche-Orient au Conseil national de sécurité à la Maison Blanche, et Douglas Feith, un des sous-secrétaires à la défense. Tous se rejoignent dans un soutien inconditionnel de la politique menée par l?Etat d?Israël, quel que soit le gouvernement en place à Jérusalem. Ce soutien sans faille explique qu?ils se placent sans sourciller derrière Ariel Sharon. Les deux mandats du président Ronald Reagan (1981 et 1985) avaient donné l?occasion à nombre d?entre eux d?exercer leurs premières responsabilités gouvernementales.

A Washington, les néoconservateurs ont tissé leur toile. La créativité est de leur côté. Au fil des ans, ils marginalisent les intellectuels du centre ou du centre gauche démocrate, pour occuper une place prépondérante dans les lieux où se forgent les idées qui vont dominer la scène politique. Ce sont des revues comme National Review, Commentary, The New Republic, dirigée un temps par le jeune "straussien" Andrew Sullivan; l?hebdomadaire The Weekly Standard, propriété du groupe Murdoch, dont la chaîne de télévision Fox News assure la diffusion de la version vulgarisée de la pensée néoconservatrice. Ce sont des pages éditoriales comme celles du Wall Street Journal, qui, sous la responsabilité de Robert Bartley, donnent sans complexe dans le militantisme néoconservateur. Ce sont des instituts de recherche, les fameux think tanks, comme le Hudson Institute, The Heritage Fondation ou l?American Enterprise Institute. Ce sont des familles aussi: fils d?Irving Kristol, le très urbain William Kristol dirige The Weekly Standard; un fils de Norman Podhoretz a travaillé pour l?administration Reagan; fils de Richard Pipes ? juif polonais émigré aux Etats-Unis en 1939, professeur à Harvard et un des plus grands critiques du communisme soviétique ?, Daniel Pipes dénonce dans l?islamisme le nouveau totalitarisme menaçant l?Occident.

Ces hommes ne sont pas des isolationnistes, au contraire. Ils ont généralement une vaste culture et une grande connaissance des pays étrangers, dont ils maîtrisent souvent la langue. Ils n?ont rien à voir avec le populisme réactionnaire d?un Patrick Buchanan, qui prône un repli de l?Amérique sur ses problèmes intérieurs.

Les néoconservateurs sont internationalistes, partisans d?un activisme résolu des Etats-Unis dans le monde. Ils ne le sont pas à la manière du vieux Parti républicain (Nixon, George Bush père), confiant dans les mérites d?une Realpolitik peu regardante sur la nature des régimes avec lesquels les Etats-Unis passent des alliances pour défendre leurs intérêts. Un Kissinger fait, pour eux, figure d?antimodèle. Mais ils ne sont pas non plus internationalistes dans la tradition démocrate wilsonienne (du nom du président Woodrow Wilson, père malheureux de la Société des nations), celle de Jimmy Carter ou de Bill Clinton. Ceux-là sont jugés naïfs ou angéliques, qui comptent sur les institutions internationales pour répandre la démocratie.

Après le stratège, le philosophe. Il n?existe pas de liens directs entre Albert Wohlstetter et Leo Strauss, mort en 1973, avant l?apparition officielle du néoconservatisme. Mais, dans le réseau des néoconservateurs, certains ont jeté des ponts entre les enseignements des deux hommes, bien que leurs domaines de recherche aient été fondamentalement différents.

Par filiation ou par capillarité (Allan Bloom, Paul Wolfowitz, William Kristol…), la philosophie de Strauss a servi de substrat théorique au néoconservatisme. Strauss n?a pratiquement pas écrit sur l?actualité de la politique ou des relations internationales. Il était lu et reconnu pour son immense érudition des textes classiques grecs ou des Ecritures chrétiennes, juives et musulmanes. Il était salué pour la puissance de sa méthode interprétative. "Il a réussi la greffe de la philosophie classique, avec la profondeur allemande, dans un pays sans grande tradition philosophique", explique Jean-Claude Casanova, que son maître, Raymond Aron, envoya étudier aux Etats-Unis. Aron avait une grande admiration pour Strauss, croisé à Berlin avant la guerre. Il conseilla à plusieurs de ses élèves, comme Pierre Hassner ou quelques années plus tard Pierre Manent, d! e se tourner vers lui.

Leo Strauss était né à Kirchhain, en Hesse, en 1899, et avait quitté l?Allemagne à la veille de l?arrivée de Hitler au pouvoir. Après un bref séjour à Paris puis en Angleterre, il avait gagné New York, où il enseigna à la New School of Social Research avant de fonder à Chicago le Committee on Social Thought, qui deviendra le creuset des "straussiens".

Il serait simpliste et réducteur de ramener l?enseignement de Leo Strauss aux quelques principes dans lesquels ont pu puiser les néoconservateurs qui entourent George W. Bush. De même que le néoconservatisme plonge ses racines dans d?autres traditions que l?école straussienne. Mais la référence à Strauss forme un arrière-plan pertinent au néoconservatisme à l??uvre actuellement à Washington. Elle permet de comprendre en quoi le néoconservatisme n?est pas une simple foucade de quelques faucons; en quoi il s?appuie sur des bases théoriques, peut-être contestables, certainement pas médiocres. Le néoconservatisme se situe à la jonction de deux réflexions présentes chez Leo Strauss.

La première est liée à son expérience personnelle. Jeune homme, il a vécu la décrépitude de la République de Weimar sous les coups de boutoir convergents des communistes et des nazis. Il en a conclu que la démocratie n?avait aucune chance de s?imposer si elle restait faible et refusait de se dresser contre la tyrannie, par nature expansionniste, fût-ce en recourant à la force: "La République de Weimar était faible. Elle n?eut qu?un moment de force, sinon de grandeur: sa violente réaction à l?assassinat du ministre juif des affaires étrangères Walther Rathenau en 1922, écrit Strauss dans un avant-propos à la Critique de la religion chez Spinoza. Dans l?ensemble, elle présentait le spectacle d?une justice sans force ou d?une justice incapable de recourir à la force."

La deuxième réflexion est la conséquence de sa fréquentation des Anciens. Pour nous comme pour eux, la question fondamentale est celle du régime politique, qui façonne le caractère des hommes. Pourquoi le XXe siècle a-t-il engendré deux régimes totalitaires que, revenant au terme d?Aristote, Strauss préfère appeler "tyrannies"? A cette question qui taraude les intellectuels contemporains, Strauss répond: parce que la modernité a provoqué un rejet des valeurs morales, de la vertu qui doit être à la base des démocraties, et un rejet des valeurs européennes, que sont la "raison" et la "civilisation".

Ce rejet trouve, selon lui, sa source dans les Lumières, qui ont produit de manière quasi nécessaire l?historicisme et le relativisme, c?est-à-dire le refus d?admettre l?existence d?un Bien supérieur, se reflétant dans les biens concrets, immédiats, contingents, mais ne se réduisant pas à eux, un Bien inatteignable qui doit être l?étalon de mesure des biens réels.

Traduit en termes de philosophie politique, le relativisme a eu pour conséquence extrême la théorie de la convergence entre les Etats-Unis et l?Union soviétique, très en vogue dans les années 1960-1970. Elle aboutissait à reconnaître à la limite une équivalence morale entre la démocratie américaine et le communisme soviétique. Or, pour Leo Strauss, il existe des bons et des mauvais régimes; la réflexion politique ne doit pas se priver de porter des jugements de valeur et les bons régimes ont le droit ? et même le devoir ? de se défendre contre les mauvais. Il serait simpliste d?opérer une transposition immédiate entre cette idée et "l?axe du Mal", dénoncé par George W. Bush. Mais il est bien clair qu?il procède de la même origine.

Cette notion centrale de régime, comme matrice de la philosophie politique, a été développée par les straussiens, qui se sont intéressés à l?histoire constitutionnelle des Etats-Unis. Strauss lui-même ? par ailleurs admirateur de l?Empire britannique et de Winston Churchill, comme exemple d?homme d?Etat mu par une volonté ? pensait que la démocratie américaine était le moins mauvais des systèmes politiques. On n?avait rien trouvé de mieux pour l?épanouissement de l?homme, même si les intérêts avaient tendance à remplacer la vertu comme fondement du régime.

Mais, surtout, ses élèves, comme Walter Berns, Hearvey Mansfield ou Harry Jaffa, ont nourri l?école constitutionnaliste américaine. Celle-ci voit dans les institutions des Etats-Unis plus que l?application de la pensée des Pères fondateurs, la réalisation de principes supérieurs, voire, pour un homme comme Harry Jaffa, de l?enseignement biblique. Dans tous les cas, la religion, éventuellement civile, doit servir de ciment aux institutions et à la société. Cet appel à la religion n?était pas étranger à Strauss, mais ce juif athée "s?amusait à brouiller les pistes", selon l?expression de Georges Balandier; il considérait la religion comme utile pour entretenir les illusions du plus grand nombre, illusions sans lesquelles l?ordre ne pouvait être maintenu. En revanche, le philosophe devait conserver son esprit critique et s?adresser ! au petit nombre dans un langage codé, matière à interprétation, intelligible pour une méritocratie fondée sur la vertu.

Prônant un retour aux Anciens contre les pièges de la modernité et les illusions du progrès, Strauss n?en défend pas moins la démocratie libérale, fille des Lumières ? et la démocratie américaine, qui semble en être la quintessence. Contradiction? Sans doute, mais une contradiction qu?il assume à l?instar d?autres penseurs du libéralisme (Montesquieu, Tocqueville). Car la critique du libéralisme, qui court le risque de se perdre dans le relativisme ? si tout peut être dit, la recherche de la Vérité perd de sa valeur ?, est indispensable à sa survie. Pour Strauss, le relativisme du Bien a pour conséquence une incapacité à réagir contre la tyrannie.

Cette défense active de la démocratie et du libéralisme réapparaît dans la vulgate politique sous la forme d?un des thèmes favoris des néoconservateurs. La nature des régimes politiques est beaucoup plus importante que toutes les institutions et arrangements internationaux pour le maintien de la paix dans le monde. La plus grande menace provient des Etats qui ne partagent pas les valeurs (américaines) de la démocratie. Changer ces régimes et faire progresser les valeurs démocratiques constitue le meilleur moyen de renforcer la sécurité (des Etats-Unis) et la paix.

Importance du régime politique, éloge de la démocratie militante, exaltation quasi religieuse des valeurs américaines et opposition ferme à la tyrannie: bien des thèmes qui sont la marque des néoconservateurs peuplant l?administration Bush peuvent être tirés de l?enseignement de Strauss, parfois revu et corrigé par les "straussiens" de la deuxième génération. Une chose les sépare de leur maître putatif: l?optimisme teinté de messianisme que les néoconservateurs déploient pour apporter les libertés au monde (au Moyen-Orient demain, hier à l?Allemagne et au Japon), comme si le volontarisme politique pouvait changer la nature humaine. C?est encore une illusion, qu?il est peut-être bon de répandre pour le plus grand nombre, mais à laquelle le philosophe, lui, ne doit pas se laisser prendre.

Reste une énigme: comment le "straussisme", qui était d?abord fondé sur une transmission orale largement tributaire du charisme du maître et qui s?exprimait dans des livres austères, textes sur les textes, a-t-il assis son influence sur une administration présidentielle? Pierre Manent, qui dirige à Paris le Centre de recherches Raymond-Aron, avance l?idée que l?ostracisme dont auraient été victimes les élèves de Leo Strauss dans les milieux universitaires américains les a poussés vers le service public, les think tanks et la presse. Ils y sont relativement surreprésentés.

Une autre explication ? complémentaire ? tient dans le vide intellectuel consécutif à la fin de la guerre froide que les "straussiens", et à leur suite les néoconservateurs, semblaient les mieux préparés à remplir. La chute du mur de Berlin leur a donné raison dans la mesure où la politique musclée de Reagan vis-à-vis de l?URSS a précipité sa perte. Les attentats du 11 septembre 2001 ont confirmé leur thèse sur la vulnérabilité des démocraties face aux diverses formes de tyrannie. De la guerre en Irak, ils seront tentés de tirer la conclusion que le renversement des "mauvais" régimes est possible et souhaitable. Face à cette tentation, l?appel au droit international peut se réclamer d?une certaine légitimité morale. Il lui manque, jusqu?à nouvel ordre, le pouvoir de conviction et de contrainte.