Saturday, 20 de April de 2024 ISSN 1519-7670 - Ano 24 - nº 1284

Robert Solé

LE MONDE

"Photos à demi-mot", copyright Le Monde, 6/4/03

"Comment décrire le déluge de feu qui s’abat sur Bagdad ? Dans Le Monde daté 23-24 mars, Patrice Claude, l’un des envoyés spéciaux du journal, écrivait : ?Il faudrait dire l’enfer dans une relative normalité, les lumières de la ville qui restent allumées durant l’assaut, les incendies, les sirènes, la mortelle beauté de toutes ces gerbes de feu qui explosent au milieu d’une cité terrorisée et fataliste.?

Plusieurs lecteurs n’ont pas supporté la ?mortelle beauté?.

Jugeant cela ?navrant et révoltant?, Guy Renaud (Dijon) rappelle que ?ces gerbes de feu retombent sur des têtes de civils qui se font massacrer?. Mais tout l’article, justement, était consacré aux familles qui ?descendent dans les caves quand elles en ont ou se serrent les unes contre les autres dans les tranchées que Saddam Hussein leur a fait creuser dans les jardins?…

Dans ce même numéro du Monde, le dessin de Plantu était remplacé en première page par une grande photo en couleurs montrant les nuages de fumée dans le ciel de Bagdad. Protestation amère d’un autre lecteur, Jean-Louis Gonterre (courriel) : ?Quelle belle image ! Magnifique coucher de soleil sur des GI. Oui, la guerre sera une belle partie de campagne. Je vous en prie, ne sombrez pas dans un esthétisme béat et facile. La guerre, ce n’est pas beau.?

Cette image, sur quatre colonnes, n’apportait rien de plus à ce qui avait été vu et revu à la télévision. Mais une photo n’est pas forcément destinée à informer : ici, par sa présence, elle signifiait l’importance de l’événement, qu’elle solennisait en quelque sorte. Le procédé n’a de sens qu’à condition de rester exceptionnel.

Si Le Monde publie des photos depuis 1974, ce n’est qu’en 1999 que des clichés d’actualité ont fait leur apparition dans ses pages internationales, à l’occasion de la guerre en Serbie. L’objectif est d’apporter un regard complémentaire sur les événements, sans bannir l’émotion, mais aussi de rythmer et d’aérer de nombreuses pages consacrées à la guerre pendant une durée de temps assez longue. La rédaction n’ignore pas le danger d’esthétisme (peut-on rendre compte du malheur par de belles images ?) ni celui de tromperie (comment se fier à des photos sans savoir dans quel contexte elles ont été prises ?). Elle a choisi néanmoins d’accueillir des clichés, en donnant des clés pour les regarder.

Les risques de manipulation sont connus depuis les années 1930 : la guerre d’Espagne a inauguré l’utilisation des images à des fins de propagande, comme Michel Guerrin, responsable de la rubrique photo, a eu l’occasion de l’expliquer dans Le Monde. Pour la première fois, on pouvait photographier facilement les combats, avec des appareils plus petits et plus maniables, dotés de pellicules sensibles qui permettaient les instantanés. La guerre du Vietnam, trente ans plus tard, a été un tournant pour le photojournalisme, mais les reporters qui accompagnaient les GI ont fourni des témoignages tellement impressionnants qu’ils devaient être bannis des champs de bataille par la suite. Ce fut le cas aux Malouines, première guerre moderne fermée à la profession. Dans le Golfe, en 1991, la presse a été souvent réduite à photographier… les écrans télévisés de CNN. Cette capture d’images, appelée video grab, est devenue courante grâce aux caméras numériques.

En Afghanistan, hormis des photos abstraites de bombardements nocturnes, on ne montrait pas la guerre, mais ses préparatifs (l’acheminement de tonnes de matériel) ou ses conséquences (les colonnes de réfugiés). C’est différent cette fois-ci dans la mesure où la coalition anglo-américaine a accepté d’intégrer des photographes dans ses unités combattantes. D’autres reporters se sont invités eux-mêmes à Bagdad ou sur le reste du territoire irakien. Le Monde a choisi de faire appel chaque jour à l’un d’entre eux pour une rubrique ?Vu par…?, organisée avec la collaboration de la direction artistique et du service photo.

Là, aucun danger d’esthétisme ou de manipulation. ?Il ne s’agit pas de se focaliser sur des images spectaculaires, explique Michel Guerrin, mais de marier le texte et l’image.? Une photo de guerre ne ?parle? pas toute seule et doit être située dans son contexte. On demande donc à son auteur de la raconter. La couleur n’est pas refusée, au contraire : c’est le noir et blanc qui risque de styliser la guerre ou de la déréaliser.

La photo quotidienne est choisie parmi toutes celles que les agences envoient au journal. Il faut ensuite joindre son auteur par téléphone, ce qui est parfois assez compliqué.

Les photographes n’ont pas l’habitude d’être interviewés. Appelé par Le Monde, le jeune Britannique Andrew Parsons, l’un des premiers à s’être rendu à Oum Qasr, se demandait si ce n’était pas une blague…

Quelques-uns travaillent de manière quasi clandestine, couchant à bord de 4 ? 4 bourrés de vivres et de bidons d’essence. D’autres, comme Antonin Kratochvil, 55 ans, vedette du photojournalisme, sous contrat avec le magazine américain Fortune, peuvent bénéficier des services d’un assistant. Peu de femmes. Le Mondea quand même pu donner la parole à une Iranienne de 22 ans, Newsha Tavakolian, qui connaît le kurde et vit avec les peshmergas depuis trois mois.

Les photographes, dit Michel Guerrin, voient des choses que d’autres ne voient pas, ou les voient autrement. Ils sont très sensibles aux couleurs, par exemple. Ils vont à l’essentiel, sans chercher à théoriser. Parfois avec des mots crus, comme l’Irlandais Desmond Boylan, 38 ans, un ?vétéran? des Balkans et du Proche-Orient, beaucoup plus expérimenté que les jeunes soldats américains dont il partage l’existence. Selon lui, ?il y a des mecs bien et des cons qui sont là juste pour tuer. Ce 21 mars, la plupart ont vu leur premier cadavre de leur vie. Ils disaient : ?My God ! Ils sont morts ! Il y a des morts !?? (Le Monde du 24 mars).

Tout cela est vu du côté occidental. Il manque l’envers du décor, au-delà des gesticulations de miliciens irakiens en train de déplacer des sacs de sable ou d’agiter des kalachnikovs. Pour la première fois, dans ce numéro (page 5), une photo ? prise par Patrick Baz, chef du bureau de l’AFP à Bagdad ? montre des soldats prêts au combat. Mais Le Monde n’a pas encore réussi à présenter le travail d’un photographe local, qui se trouverait lui-même au milieu des troupes de Saddam Hussein.

Même quand des reporters étrangers sont conduits à la morgue de Bagdad, c’est toujours la ?guerre en autobus?, sous le contrôle étroit des autorités. Olivier Jobard, entré en Irak comme touriste, devenu bouclier humain avant de recevoir une carte de presse, exprime son malaise (Le Mondedu 4 avril). Il n’est pas très fier d’avoir dû photographier, sur un lit d’hôpital, une fillette blessée dont un gros pansement mange la moitié du visage.

?Il y a beaucoup d’enfants, des brûlés. Ils ont froid. Certains soulèvent les couvertures pour montrer leurs plaies. Je m’en vais vite.? Les mots, ici, sont encore plus forts que la photo."