Friday, 29 de March de 2024 ISSN 1519-7670 - Ano 24 - nº 1281

Robert Solé

LE MONDE

"Entre deux âges", copyright Le Monde, 25/5/03

"Deux protestations, reçues à quelques semaines d’intervalle. La première est signée d’un lecteur de Bruxelles, Michel van Raemdonck. ?J’entre dans ma soixante-douzième année, m’écrivait-il le 4 mars. Hier, j’ai passé une mauvaise journée à cause du Monde, qui signalait l’interpellation d’un suspect à Orléans ?après l’agression d’un vieil homme de 72 ans?.

Cela m’a renvoyé à mon âge. Suis-je vieux parce que j’ai 71 ans révolus ? N’auriez-vous pas été mieux inspirés en écrivant ?un homme âgé de 72 ans? ? Pour me consoler, je vais relire Le Vieil Homme et la Mer, de Hemingway…?

Les journalistes du Monde seraient-ils jeunes au point de voir des vieux partout ?

La deuxième protestation vient d’un internaute, Michel Joubert : ?Dans le numéro du 15 mai, on nous apprend que Patrice Alègre est soupçonné d’avoir assassiné à Toulouse ?un jeune homme?… de 48 ans. C’est ridicule. J’avais déjà constaté cet abus de langage à propos de ?jeunes? d’une trentaine d’années, mais là, on dépasse tout !?

Les journalistes du Monde seraient-ils vieux au point de voir des jeunes partout ?

Le secrétaire général de la rédaction, Olivier Biffaud, un jeune homme dynamique de 51 ans, m’a aimablement communiqué les dernières statistiques. Il en ressort que l’âge moyen des journalistes du Monde était de 45,8 ans en 2002. La rédaction a légèrement vieilli puisque cette moyenne était de 42,9 ans en 1987.

La pyramide des âges compte une base aussi étroite que le sommet : seuls 10 rédacteurs ou rédactrices (sur 323) ont moins de 30 ans. Quant aux sexagénaires, ils ne sont que 14. La tranche la plus nombreuse réunit les 41-50 ans, qui constituent plus du tiers des effectifs.

La féminisation est sensible dans un journal qui passait naguère pour très masculin, sinon misogyne. Les femmes (129 sur 323) représentent maintenant 40 % de la rédaction, et cette proportion ne pourrait que croître, indépendamment des embauches futures, puisque leur moyenne d’âge (43,9 ans) est inférieure à celle des hommes (47,1 ans).

Ces statistiques ne répondent pas forcément aux remarques de nos deux lecteurs. La manière incertaine de nommer les gens (?jeune?, ?vieux?…) dépasse largement Le Monde. Elle est le reflet d’une société qui n’a pas encore intégré, dans son langage et sa perception des âges, les changements considérables qu’elle a connus en un demi-siècle.

Légalement, les Français sont adultes plus tôt : le droit de vote a été avancé à 18 ans. Certains responsables politiques proposent même d’abaisser ce seuil à 17, voire à 16 ans. Mais que signifie être adulte ? Aujourd’hui, on entre plus tard sur le marché du travail et, sur le plan économique, on dépend plus longtemps de la société ou de la famille. Nombre de trentenaires, à la manière de ?Tanguy?, ne se décident pas à quitter le domicile parental… L’actuel débat sur les retraites souligne les contradictions, sinon l’absurdité, de la situation actuelle : des quinquagénaires se voient poussés gentiment vers la sortie, alors qu’ils sont plus vaillants que ceux des générations précédentes, et ont une espérance de vie plus grande…

LE mot ?jeunes? est souvent employé de manière abusive dans Le Monde pour désigner des délinquants qui sèment la terreur dans des quartiers sinistrés. Quand les intéressés ont dépassé la trentaine, ce qualificatif devient non seulement ridicule, mais suspect. On a l’air de vouloir atténuer leurs méfaits ou les excuser.

L’âge est une information, souvent utile, qui permet de mieux situer une personne. La presse américaine a l’habitude de l’indiquer par un simple chiffre, après le nom : ?Jacques Chirac, 71? ou ?Lars Von Trier, 47?. Donner l’âge, quand c’est nécessaire, évite les qualificatifs superflus et discutables.

Le Monde n’est ni un journal de ?vieux? ni un journal de ?jeunes?: il s’adresse à des classes d’âge très différentes. Le sondage EuroPQN, qui fait autorité en la matière, lui attribuait 2 061 000 lecteurs en 2002 (un même exemplaire étant lu par plusieurs personnes). Parmi eux, 58,4 % d’hommes et 41,6 % de femmes. Les tranches d’âge se répartissaient ainsi : 15-24 ans (18,4 %) ; 25-34 ans (16,1 %) ; 35-49 ans (24,2 %) ; 50-64 ans (26,4 %) ; 65 ans et plus (15 %).

Dans le courrier, certains ?vieux lecteurs? du Monde font état de palmarès impressionnants. ?Je pense être l’un de vos plus anciens abonnés : 1945?, nous écrivait récemment René Launois, viticulteur, maire honoraire du Mesnil-sur-Oger (Marne). ?Je vous lis depuis cinquante ans?, écrivent, entre deux voyages aux antipodes, des sportifs aux cheveux blancs, qui jonglent sur Internet. ?Vieux lecteurs?, d’accord : ils s’en glorifient, et estiment avoir, plus que d’autres, leur mot à dire sur le journal. Mais n’allez pas les qualifier de vieillards…

Certains mots employés imprudemment peuvent blesser au-delà de ce qu’on imagine. Plusieurs lectrices ont réagi, par exemple, à une photo de manifestants, publiée dans Le Monde daté 18-19 mai. On y voyait une enseignante à la fleur de l’âge brandissant une pancarte qui portait ce postulat : ?Une instit’ vieille, ridée, sans énergie, ne fait plus sourire ses élèves.?

Suzanne Ropert, institutrice retraitée, habitant à Vasteville (Manche), réplique avec amertume : ?Le 30 juin 1990, âgée déjà (hélas !) et bien ridée, je faisais entre 10 h 30 et 11 h 30 ma dernière heure de cours avec les quinze élèves de ma classe de perfectionnement, à la piscine, dans la piscine, à côté d’eux, ce dont certaines de mes collègues plus jeunes que moi se gardaient, pour de bonnes raisons, sans doute. Deux semaines auparavant, nous avions ensemble campé trois jours au bord de la mer… Un peu de respect donc, chère collègue, car pour avoir longtemps servi l’éducation nationale, je sais que si la valeur n’y attend pas le nombre des années, elle n’en est pas non plus fatalement victime.?

A-t-on l’âge de ses artères ou celui de ses enthousiasmes ? Victor Hugo, mort à 83 ans, nous avait répondu de manière encourageante, mais un peu énigmatique : ?La vieillesse bien comprise est l’âge de l’espérance.?"