Friday, 19 de April de 2024 ISSN 1519-7670 - Ano 24 - nº 1284

Robert Solé

LE MONDE

"Au-delà des anathèmes", copyright Le Monde, 2/11/03

"Tariq Ramadan cherchait à se faire entendre. Il a été exaucé au-delà de toute attente. Sa tribune libre sur les ?intellectuels communautaires?, proposée sans succès au Monde et à Libération, a eu finalement plus d?impact que tous ses textes antérieurs. Diffusée sur Internet, présentée comme une opinion interdite, elle a provoqué une belle polémique…, dont plusieurs articles dans Le Monde et Libération. Me voilà à mon tour amené à en parler puisque des lecteurs demandent des explications.

Rappelons que Tariq Ramadan, qui réside en Suisse, où il enseigne la philosophie et l?islamologie, jouit d?une grande audience parmi de jeunes musulmans en Europe. On l?a accusé plus d?une fois de tenir un double langage ou, en tout cas, de défendre avec beaucoup de talent des positions ambiguës. Il est le petit-fils d?Hassan Al-Banna, fondateur en 1928 du premier mouvement islamiste de l?époque moderne, les Frères musulmans. Il est aussi le frère d?Hani Ramadan, plus radical que lui, dont une libre opinion, publiée dans Le Monde du 22  septembre 2001, avait fait scandale dans la mesure où elle justifiait la lapidation des femmes adultères.

Tariq Ramadan, pour sa part, a pu signer quatre fois dans la page Débats en  2000 et 2001. Son cinquième texte, proposé au début de ce mois, n?a donc pas été retenu, malgré des démarches insistantes de l?auteur. La porte étant fermée, il a réussi en quelque sorte à entrer par la fenêtre  : Le Monde du 11  octobre, rendant compte de la polémique, a publié des extraits de cette tribune. ?N?est-ce pas contradictoire  ?demande un lecteur de Rio-de-Janeiro, Pierre-Emmanuel Couralet. Si ce point de vue n?était pas pertinent, il ne fallait rien en donner  ; s?il méritait au contraire d?être connu, alors il fallait le publier intégralement.?

Que contenait ce fameux texte  ? Tariq Ramadan y dénonçait l?attitude d?intellectuels juifs français?, comme Bernard-Henri Lévy, Alexandre Adler, Bernard Kouchner, Alain Finkielkraut ou André Glucksmann, ?que l?on avait jusqu?alors considérés comme des penseurs universalistes? et qui développent ?des analyses de plus en plus orientées par un souci communautaire?. En clair, dès qu?il s?agit d?Israël, les grands principes partent en fumée. L?auteur ajoutait  : ?Le repli identitaire est patent et biaise le débat puisque tous ceux qui osent dénoncer cette attitude sont traités d?antisémites. C?est pourtant sur ce terrain que doit s?engager le dialogue si l?on veut éviter le choc des communautarismes pervers.?

Les intéressés ont immédiatement réagi en termes très vifs, pour dénoncer ?ce texte nauséabond? (Bernard Henri-Lévy) ou son auteur, ?antisémite? selon André Glucksmann, ?crapule intellectuelle? selon Bernard Kouchner. En soulignant au passage que Tariq Ramadan voit des juifs partout puisqu?il cite aussi Pierre-André Taguieff, qui n?est pas juif mais a écrit un livre sur la judéophobie…

Le Monde ayant indiqué que le texte incriminé se trouvait sur le site oumma.com, des lecteurs s?y sont précipités. Pour en tirer des conclusions contradictoires… ?C?est évidemment de l?antisémitisme virulent?, a constaté Agnès Abitbol (courriel), tandis que Mark Geyer (Lausanne) commente  : ?Que M.  Ramadan regroupe des intellectuels juifs dans une même catégorie est assez surprenant. C?est comme si, en quelque sorte, il y avait une amicale ou, pourquoi pas, une organisation. (…) Pour M.  Ramadan, suffit-il de s?appeler Lévy, Cohen ou autre pour être juif  ? Est-ce que ces deux jeunes filles qui bravent la laïcité républicaine à propos du port du voile sont juives puisqu?elles s?appellent Lévy, du nom de leur père  ??

Robert Alain (Paris) a fait une lecture différente  : ?Peut-être M.  Ramadan est-il le type même de ces ?intellectuels communautaires? qu?il dénonce chez les autres, mais il ne l?est ni moins ni plus que MM.  Lévy, Glucksmann et Finkielkraut, avec la différence, tout de même, que sa récurrence dans les médias est – pour l?instant – sans comparaison avec celle des précités. Je trouve donc qu?il y a là deux poids deux mesures à censurer un tel article…?

Mais peut-on parler de censure  ? ?Le texte contesté de Tariq Ramadan n?a pas été refusé par les pages Débats du Monde pour une raison de principe, explique Edwy Plenel, directeur de la rédaction. Ce fut un choix d?opportunité lié à la grande quantité de points de vue qui, chaque jour, nous sont proposés. Dès que Le Point et Le Nouvel Observateur ont accusé Tariq Ramadan d?antisémitisme, nous avons rendu compte de cette polémique en donnant des extraits de son texte, afin que nos lecteurs se fassent eux-mêmes leur opinion. Dans la réponse à ses détracteurs, que nous avons ensuite publiée (Le Monde du 29  octobre), M.  Ramadan condamne explicitement l?antisémitisme. Prolongeant son interpellation initiale, Bernard-Henri Lévy lui a, à son tour, répondu dans nos colonnes (Le Monde du 1er  novembre), en précisant ce qui le trouble dans la pensée de M.  Ramadan. S?il est de bonne foi, le débat intellectuel permet d?approfondir les divergences ou de susciter des convergences, au-delà des anathèmes.?

Dans cette controverse, les lecteurs du Monde ne réagissent pas forcément en fonction de leur famille religieuse. C?est la preuve que la France n?est pas – pas encore  ? – une juxtaposition de ?communautés?. Voici par exemple ce qu?écrit Pierre Hagège, de Saint-Restitut, Drôme, dont ?les deux parents étaient juifs?et qui se dit personnellement athée  : ?Il faut s?élever avec énergie contre la ?terreur? que nombre d?intellectuels font régner en édictant des fatwas d?antisémitisme. (…) Mon positionnement laïque et antireligieux ne me permet pas d?avoir la moindre sympathie pour les thèses politico-religieuses d?un Tariq Ramadan, que je considère comme un obscurantiste dangereux. Je lui reconnais pourtant le droit de dire parfois la vérité.?

Nous n?avons pas fini de débattre de ce genre de questions. Le Monde est bien placé pour en parler, ayant toujours condamné avec la même fermeté et l?antisémitisme et l?islamophobie. Seuls des chrétiens seraient susceptibles de lui en vouloir de temps en temps, quand ils découvrent par exemple en page Horizons (28  octobre) un dessin représentant un crucifié dont la légende demande si ?les clous ont bien été désinfectés?. Dans ce pays qui passait pour la fille aînée de l?Eglise, la dérision n?est autorisée qu?à l?égard du catholicisme, au nom de la liberté d?expression…

Au sein d?une société démocratique qui affirme – Dieu merci  ! – sa laïcité, on devrait pouvoir débattre sans complexe ni tabou, mais avec respect et loyauté. Les trois grandes religions monothéistes, et ceux qui se réclament d?elles, méritent d?être traités de la même manière. Avec les mêmes égards, les mêmes exigences, et la même impertinence."