Wednesday, 24 de April de 2024 ISSN 1519-7670 - Ano 24 - nº 1284

Robert Solé

LE MONDE

"Fausses barres et vrais poncifs", copyright Le Monde, 9/11/03

"Certains lecteurs font une fixation sur un mot, une expression, qui gâche leur plaisir quotidien. Prenez par exemple Vincent Fréchette, résidant au Canada. Chaque fois qu?il tombe sur un titre comme ?L?Amérique subit la plus meurtrière attaque de l?après-Saddam? (Le Monde du 4 novembre), il bout de colère. ?Je suis américain, mais je ne suis pas citoyen des Etats-Unis, remarque-t-il. L?Amérique est un continent, qui compte plusieurs pays différents. Si vous n?en êtes pas certains, envoyez un journaliste sur place, il vous le confirmera…?

M. Fréchette a évidemment raison… mais peu de chances d?être entendu. S?il est souhaitable d?écrire ?Etats-Unis? plutôt qu?Amérique? à propos du pays de George W. Bush, comment appeler ses habitants? ?Etats-Uniens? ne passe pas : après avoir retourné le problème dans tous les sens, la commission de néologie et de terminologie du ministère français des affaires étrangères y a renoncé. La force de l?usage l?a emporté sur la règle. Et, bien entendu, il n?est pas question d?adopter ?USA?, à moins d?enterrer définitivement la francophonie. L?utilisation abusive du mot ?Amérique? date sans doute de La Fayette, et l?affirmation des Etats-Unis comme unique superpuissance n?est pas de nature à changer les choses.

Laurent Pasteur (courriel) a un autre sujet de réclamation. Lui, il ne supporte pas de lire que ?Paris? a déclaré ceci ou décidé cela : ?Pourquoi Le Monde contribue-t-il à faire de Paris le synonyme de la France ou de son gouvernement? Facilité? Parisianisme? Egocentrisme? Mais pour moi, lecteur, agacement croissant ! Monsieur le médiateur, au secours, intervenez !?

Désolé, M. Pasteur. Malgré son souci de plaire au médiateur, la rédaction en chef ne suivrait pas une telle injonction. Il est d?usage depuis longtemps de désigner un pays par sa capitale, étant entendu que le nom est masculin si l?on parle du gouvernement (?Londres est embourbé en Irak?), mais féminin s?il s?agit de la ville (?Londres est noyée dans le brouillard?)… Le nom d?une ville peut désigner aussi un traité international ou un événement historique et prendre même un sens générique : ?Munich? exprime la capitulation et ?Munichois? les capitulards depuis que… Paris et Londres se sont couchés devant Hitler en septembre 1938 dans cette cité allemande.

Il est vrai, en revanche, que les journalistes ont tendance à abuser du jargon diplomatique. Si tout le monde sait qu?Oslo? désigne un accord de paix israélo-palestinien, un lecteur normalement constitué n?est pas obligé de connaître la signification de ?Madrid? ou de ?Nice?. Il faudrait proscrire les expressions ?depuis Nice? ou ?après Madrid?, dont raffolent les sommets internationaux et les dîners d?ambassades.

Une autre remarque est formulée par une lectrice belge, Caroline Van Wynsberghe, chercheuse en science politique à l?Université catholique de Louvain. ?Je suis extrêmement déçue, m?écrit-elle, de l?utilisation abusive du nom ?Bruxelles? au lieu de ?la Commission européenne?. Faut-il rappeler que Bruxelles, c?est aussi la capitale de la Belgique, de la région flamande et de la communauté française de Belgique? C?est une commune/ville, une agglomération et une région. C?est également le siège d?autres institutions que celles de l?Union européenne (OTAN, par exemple). Inversement, la Commission européenne ne se résume pas à son siège bruxellois.?

Il peut y avoir confusion en effet, et pas seulement avec la Belgique. Au sein même de l?Union européenne, ?Bruxelles? est à manier avec précaution, comme le souligne le chef du bureau européen du Monde, Arnaud Leparmentier : ?A la rigueur, la Commission de Bruxelles peut être appelée ?Bruxelles?. Mais pas le Conseil. Chaque fois qu?il est question de celui-ci, nous prenons soin d?écrire ?les Quinze? ou ?les ministres européens?. Cela dit, quand il y a trois ou quatre articles sur l?Europe dans la même page, un titre sur ?Bruxelles? permet d?éviter les répétitions.?

Passons sans transition à un autre registre, mais en restant sur les mots qui gênent. Il s?agit des stéréotypes, poncifs et lieux communs, auxquels Michel-Antoine Burnier et Patrick Rambaud avaient consacré en 1997 un livre délicieux, Le Journalisme sans peine (Plon). Ils y rassemblaient tous les tics des médias, pour qui un cessez-le-feu ne peut être que ?fragile?, un duel ?serré?, une ambiance ?bon enfant? et un bourbier ?tchétchène?. Les auteurs recensaient les formules inlassablement rabâchées dans les journaux et sur les ondes : ?bras de fer, bouc émissaire, sous haute surveillance, sans états d?âme, dans le collimateur…? Une nouvelle édition de ce dictionnaire français-médiatique permettrait d?y inclure deux clichés qui reviennent souvent dans Le Monde et que des lecteurs ne supportent plus.

Olivier Hammam (courriel) en a assez de tomber sur des ?barres symboliques?. Cet été, il était question de ?la barre symbolique des 10 % de chômeurs? (12 septembre), de ?la barre symbolique des 10 000 morts? de la canicule (22 août), de ?la barre symbolique des 10 000 adhérents? des Verts (10 juillet), de ?la barre symbolique des 10 000 points? de l?indice Nikkei (10 juillet), mais aussi de ?la barre symbolique des 9 000 points? de ce même indice.

?Métaphore pour métaphore, remarque notre lecteur, ?seuil? ou ?niveau? s?appliquerait beaucoup mieux que ?barre? pour un pourcentage ; ensuite, où est le symbole? La ?barre? des 10 % de chômeurs ne ?représente? rien qu?elle-même : ce n?est pas un symbole, mais un fait, une réalité effective…?

Avant l?été, le journal faisait même état de ?la barre symbolique de 1 kilo? d?ordures ménagères par jour et par personne. Ou, mieux encore, de la barre symbolique de… 1,12 dollar pour 1 euro. Cet engouement pour les niveaux, les limites, les lignes de démarcation, les seuils critiques ou de tolérance mériterait une analyse approfondie. La ?barre symbolique?, avec tout ce qu?elle suggère de net et de précis, contredit pourtant une autre expression (?vrai-faux?) dont Le Monde n?est pas seul à user et abuser depuis quelques années.

C?est dans ses colonnes, en fait, qu?elle a été inventée. Très précisément dans le numéro du 13 décembre 1986 : un article de Georges Marion et Edwy Plenel révélait qu?un ?vrai-faux passeport? avait permis à Yves Chalier, précieux témoin dans l?affaire du Carrefour du développement, de fuir au Brésil. Ce passeport, établi sous un nom d?emprunt, avait été confectionné par la DST, avec l?autorisation du ministre de l?intérieur, Charles Pasqua…

Depuis, l?expression a fait fureur. ?Les journalistes du Monde ne peuvent plus employer l?adjectif ?faux? (à propos d?un document, d?une histoire, d?une ?uvre d?art ou de n?importe quoi), sans lui accoler le mot ?vrai?, déplore un lecteur de Toulouse, Jean-Jacques Affholder. Un jour, il est question de ?la vraie-fausse histoire? du jeune Soviétique promu héros national pour avoir dénoncé ses parents ; un autre, de ?la malédiction du vrai-faux pharaon de François Pinault?. Et voilà que nous avons droit maintenant à ?une vraie-fausse semaine de quatre jours?… Une telle manie s?apparente à de la vraie (et non à de la fausse-vraie) sottise.?

N?est-ce pas tout simplement conforme à l?air du temps? Les nouveaux clichés du langage médiatique reflètent un brouillage des frontières et des esprits. Faute de repères, on fixe des ?barres?. Rien n?est tout à fait vrai, ni complètement faux : la mode est au flou, au vraisemblable, aux présomptions (d?innocence ou de culpabilité, on ne sait plus). Au mélange des genres aussi, comme l?illustre le ?Vrai journal? de Canal+, qui entremêle chaque dimanche, sous les applaudissements frénétiques du public, réalité et trucage, journalisme et divertissement, tragédies et gaudriole."