Friday, 19 de April de 2024 ISSN 1519-7670 - Ano 24 - nº 1284

Robert Solé

LE MONDE

"Avec ou sans guillemets", copyright Le Monde, 23/11/03

"Le Monde aurait-il une dent contre les Verts, et particulièrement contre leur nouvelle direction ? Un lecteur de Vanves (Hauts-de-Seine), Marc Lipinski, en veut pour preuve la manière dont a été présentée, le 18 novembre, la prestation de Dominique Voynet, ancienne secrétaire nationale du mouvement, au ?Grand jury RTL-Le Monde?.

Le titre était le suivant : ?Je ne suis pas totalement certaine que Gilles Lemaire incarne l?avenir des Verts?. Or, dans le texte, on lisait ceci : ?Gilles Lemaire, c?est peut-être l?avenir des Verts, -mais- je n?en suis pas totalement certaine.? Nuance. Cette phrase était déjà une contraction de celle prononcée à la radio par Mme Voynet, qui, pressée de questions, avait fini par répondre : ?Gilles Lemaire, c?est peut-être l?avenir des Verts, je n?en suis d?ailleurs pas totalement certaine, mais on y reviendra.? Il n?y avait, dans ces transformations successives, aucune intention politique de la part du Monde, et d?ailleurs rien de grave, mais les divergences au sein des Verts sont si sensibles que M. Lipinski a pu y voir ?une préférence du journal pour les représentants de l?ancienne majorité?.

Un lecteur-internaute, Olivier Lacoin, proteste, lui, à propos du ?Monde Economie? du 11 novembre. Une interview de Nicolas Tenzer, président du Centre d?étude et de réflexion pour l?action politique (Cerap), y était titrée ainsi : ?Le libéralisme est le moyen d?introduire plus d?égalité et plus de justice sociale?. Or, dans ses propos, après un hommage au ?libéralisme contrôlé et tempéré?, M. Tenzer affirmait : ?La concurrence est aussi un moyen d?introduire plus d?égalité et plus de justice sociale…? Le libéralisme ou la concurrence ? Il faut savoir.

On ne titre pas de la même manière une interview, un article informatif, un commentaire, un reportage, un billet ou une chronique. Pour ce qui est des interviews, la charte du Monde ne souffre aucune ambiguïté : ?Le titre est toujours une citation tirée de l?entretien?. Une citation exacte, cela va sans dire… A ma connaissance ? mais le courrier réserve parfois des surprises ?, aucun lecteur n?est en mesure d?absorber chaque jour les dizaines de milliers de lignes que compte un numéro du journal. Seuls les titres de certains articles sont lus. Et, de toute façon, ce sont toujours les titres qui sont retenus. D?où l?importance de cet exercice délicat qui consiste à choisir dans une interview la phrase la plus significative ou la plus saillante pour la mettre en exergue.

Trop longue, parfois, elle peut appeler des contractions qui n?en modifient pas le sens et sur lesquelles un médiateur raisonnable devrait fermer les yeux. Quand, par exemple, Nada Doumani, porte-parole du Comité international de la Croix-Rouge à Bagdad, déclare au Monde du 13 novembre : ?Le CICR a un mandat strictement humanitaire et ne poursuit aucun agenda politique. Il se tient bien au contraire à l?écart de tout débat politique?, on n?en voudra pas au titreur d?écrire : ?Notre mandat est strictement humanitaire, à l?écart de toute politique?.

Il arrive cependant qu?une phrase soit carrément réécrite. Hans Tietmeyer, ancien président de la Bundesbank, confiait au Monde du 28 octobre : ?Des divergences persistantes entre les politiques économiques et financières internes des Etats et les écarts par rapport aux règles fixées en commun peuvent sérieusement compromettre la crédibilité de la monnaie commune et la cohésion de l?espace monétaire ? et cela de façon durable.? Cette phrase-fleuve a complètement changé dans le titre : ?Des politiques économiques divergentes compromettraient la crédibilité de l?euro?. Ce n?est pas faux, mais réducteur. Les guillemets, ici, apparaissent abusifs.

Interviewé dans Le Monde du 1er novembre, Alain Krivine, dirigeant de la Ligue communiste, s?exprimait sur ?la gauche officielle?. Dans le titre, il n?était plus question que de ?la gauche?. Manque de place ? L?excuse tient encore moins quand un mot est… ajouté. Jean-Louis Borloo, ministre délégué à la ville et à la rénovation urbaine, déclarait au Monde du 18 novembre : ?J?ai la conviction que c?est dans les cités que se joue la République…?. Titre de l?interview : ?J?ai la conviction que c?est dans les cités que se joue l?avenir de la République?. Pourquoi l?avenir ? C?est peut-être plus joli, mais le ministre ne l?avait pas dit dans cet entretien, pourtant ?relu et amendé? par lui.

On ne résiste parfois pas à la tentation de titrer sur… une question. Ou, plus exactement, de mêler question et réponse. Quand une journaliste a demandé à Michel Bernard, directeur de l?Agence nationale pour l?emploi : ?Proposerez-vous des prestations payantes aux entreprises ??, il a répondu : ?Je ne me l?interdis pas. Pour l?instant, le volet emploi du projet de loi prévoit que…? (Le Monde du 12 novembre). Ce qui a donné comme titre : ?L?ANPE ne s?interdit pas de proposer des prestations payantes aux entreprises?. Une affirmation au présent, alors que la question était formulée au futur. De toute manière, M. Bernard n?a pas prononcé cette phrase.

Un autre exemple, encore plus troublant, concerne l?entretien avec Abdel Aziz Al-Qassem, juriste saoudien (Le Monde du 11 novembre). A propos du dernier attentat commis dans son pays, le titre lui attribuait ce propos : ?Il ne fait aucun doute qu?il s?agit d?Al-Qaida. Et le pire reste à venir?. Or le texte comportait la question suivante : ?Pensez-vous qu?il s?agit une fois de plus du réseau Al-Qaida ?? Réponse : ?Cela ne fait aucun doute.? Autre question, un peu plus loin : ?Le pire serait-il donc à venir ?? Réponse : ?C?est fort probable…? Le titre choisi ressemble à une salade orientale, dans laquelle on ne sait plus très bien qui s?exprime, l?intervieweur ou l?interviewé.

Les guillemets, dans la presse, sont sacrés. Les mots qui figurent entre ces signes typographiques en forme de chevrons appartiennent à celui qui les a prononcés. Les modifier au-delà d?une certaine limite est un abus de pouvoir médiatique. Si les phrases des interviewés sont trop longues ? ou les titres du Monde trop courts ? ne faut-il pas assouplir la règle plutôt que de l?enfreindre régulièrement ? Mieux vaut parfois une absence de guillemets que des guillemets tronqués."