Friday, 19 de April de 2024 ISSN 1519-7670 - Ano 24 - nº 1284

Robert Solé

‘Chers lecteurs, c´est ma dernière chronique de médiateur. Après avoir occupé cette fonction pendant huit ans, je réintègre la rédaction pour écrire un billet quotidien et céder la place à un (ou une) collègue, qui sera prochainement désigné(e).

Le Monde a été le premier journal en France à se doter d´un médiateur, en 1994, à l´initiative de son directeur, Jean-Marie Colombani. J´ai été le troisième titulaire de ce poste, après André Laurens et Thomas Ferenczi. Quelques rares quotidiens régionaux (dont Midi libre et Sud-Ouest) ont suivi, mais c´est surtout dans l´audiovisuel public que la formule s´est installée : France 2, France 3, Radio France et RFI y ont trouvé un nouveau lien avec leurs auditeurs ou téléspectateurs.

Les médiateurs de presse restent peu nombreux, même aux Etats-Unis, où, après de longues réticences, le New York Times a fini par se doter d´un ombudsman en 2003, rejoignant d´autres grands quotidiens, dont le Washington Post et le Los Angeles Times. Il faut dire que les patrons de presse et les rédactions se méfient du regard critique de ces chroniqueurs pas comme les autres, qui portent parfois le titre de ‘défenseur du lecteur’ (comme à El Pais, en Espagne) quand ils ne passent pas pour des ‘ennemis de l´intérieur’…

Au Monde, le médiateur est chargé de favoriser le dialogue entre les lecteurs et la rédaction, tout en s´assurant que le journal est fidèle à ses règles. Il allie les fonctions de réceptionniste en chef du courrier, d´avocat et de juge de paix. Si elle n´engage que lui, sa chronique hebdomadaire suppose toutefois un minimum d´assentiment et de confiance, de la part des lecteurs comme de la rédaction.

Pendant ces huit années, la direction du Monde m´a laissé une totale liberté : j´ai pu faire écho aux critiques des lecteurs, en les reprenant souvent à mon compte ; j´ai pu m´exprimer sur les choix rédactionnels, le contenu ou la présentation des articles, la justesse des titres, la pertinence de l´argumentation, la place faite aux diverses opinions, la diversité des signatures extérieures…

Une seule fois (l´exception qui confirme la règle…), après la publication du livre de Pierre Péan et Philippe Cohen, La Face cachée du Monde, au printemps 2003, quinze lignes d´une de mes chroniques ont été amputées, sans mon accord. Mais je les ai reproduites et commentées la semaine suivante, avec les explications de la direction.

La rédaction, pour sa part, a joué le jeu de manière exemplaire, ne refusant jamais de répondre à mes questions et de m´aider dans mes recherches. Il n´est pourtant pas agréable pour un journaliste, qui travaille souvent dans l´urgence, de se faire épingler, surtout dans son propre journal.

Quant aux lecteurs, ils expriment souvent leur satisfaction d´avoir un interlocuteur ou un recours. Quitte à s´étonner de ne pas voir leurs réactions immédiatement publiées ou à reprocher au médiateur une excessive modération. De là à l´accuser d´être aux ordres de son employeur, il n´y a qu´un pas…

Ma première chronique avait pour titre ‘Au risque de déplaire’. Je ne croyais pas si bien dire ! Le médiateur est régulièrement pris entre deux feux : soupçonné par des lecteurs de servir la soupe, il peut se voir accusé par la rédaction de cracher dans celle-ci. Mais il n´est pas nécessairement appelé à départager ceux qui font le journal et ceux qui le lisent. On n´a pas d´un côté la rédaction, et de l´autre les lecteurs. Ces derniers sont très divisés, que ce soit sur de grandes questions d´actualité ou sur le style du Monde.

Quant aux rédacteurs, ils ne sont pas toujours unanimes sur… la production de leurs collègues : s´ils n´aiment pas être critiqués eux-mêmes, ils jugent volontiers le médiateur trop timide dans la critique d´une autre rubrique ou des décisions de la rédaction en chef.

Fallait-il frapper plus fort ? J´étais libre et, en même temps, condamné à être raisonnable. On m´avait remis un outil redoutable, escomptant que j´en ferais bon usage. Jusqu´où pouvais-je aller sans abuser de mon pouvoir, sans tomber dans un exercice trop subjectif ou trop personnel ? Dès le départ, j´ai adopté un principe simple, qui me convenait bien : tout ce que j´écris, je le pense, mais je n´écris pas forcément tout ce que je pense.

L´important n´est d´ailleurs pas l´avis personnel du médiateur (qui vaut ce qu´il vaut), mais les réactions, les explications et les interrogations citées dans sa chronique. Il s´agit essentiellement de réfléchir à haute voix et ensemble au journal que nous faisons ou que nous lisons.

La fonction de médiateur du Monde doit certainement évoluer, pour tenir compte du développement d´Internet, permettre aux lecteurs d´être davantage associés à leur quotidien et mieux informés de ce qui s´y passe. Il n´y a pas de formule unique ni idéale, mais une chose est sûre : les journaux, qui se considèrent comme un contre-pouvoir, ont eux aussi à rendre des comptes. A ceux qui les lisent.

Un oeil dedans, un oeil dehors… Pendant huit ans, j´ai eu le privilège de redécouvrir mon journal avec le regard de ses lecteurs. Tout au long de cette période, mon complice Yves-Marc Ajchenbaum a déchiffré avec moi le passionnant courrier du Monde, dont seule une petite partie pouvait être publiée ou citée dans des chroniques.

Je m´excuse auprès de celles et ceux qui, nous ayant écrit, n´ont pas reçu de réponse. Paradoxalement, ce sont parfois les courriers les plus intéressants qui pâtissent du manque de temps, parce qu´on les met de côté, pensant pouvoir y répondre plus tard, à tête reposée…

Ecrire à son journal ne va pas de soi. Beaucoup ne l´ont jamais fait et ne le feront sans doute jamais. Dans de nombreux cas, c´est la première fois – et peut-être la dernière – qu´on s´adresse au Monde, sous le coup d´une émotion. D´où l´importance du courrier, même s´il ne constitue pas ‘un échantillon représentatif’, comme disent les sondeurs d´opinion. Quand dix ou quinze lecteurs réagissent de manière identique sur le même sujet, sans se donner le mot, on peut penser que cent ou cent cinquante mille autres pensent pareillement, sans avoir écrit…

Je remercie toutes celles et tous ceux d´entre vous qui, pendant ces huit années, m´ont ouvert les yeux, fait réfléchir ou diverti, comme celles et ceux qui m´ont parfois harcelé ou agacé. La qualité du Monde dépend en grande partie de la vigilance et des exigences de ses lecteurs. Continuez!’