Friday, 26 de April de 2024 ISSN 1519-7670 - Ano 24 - nº 1285

Robert Solé

‘Le Courrier des lecteurs est un peu à l´image du journal : il compte, lui aussi, des signatures familières. En parcourant chaque matin le flot de textes arrivés par Internet ou par la poste, on est sûr de rencontrer l´un ou l´autre de ces fidèles épistoliers. Leur goût d´écrire et un entraînement régulier en font de vrais ‘pros’ , capables de ‘porter la plume dans la plaie’ , selon la célèbre formule d´Albert Londres.

Pierre Delarue, de Gravigny (Eure), sait retenir l´attention, sur les sujets les plus variés, en moins de vingt-cinq lignes. Dans sa dernière livraison, datée du 26 avril, il réclame au gouvernement des éclaircissements sur une question domestique. Voici son courriel, parfaitement calibré, auquel il ne manquerait qu´un titre pour être publié tel quel dans le Courrier des lecteurs.

‘La femme de ménage qui entretient mon intérieur les lundi, mercredi et vendredi m´a fait part de son intention de venir travailler chez moi le lundi de Pentecôte. Les années passées, elle profitait de ce jour férié, et cela ne me posait aucun problème : elle est payée à l´heure, donc nous étions quittes. Par contre, cette année, elle va travailler gratuitement puisque grâce à une heureuse décision du gouvernement son salaire devra bénéficier aux vieux. Je devrai donc en verser le montant à la caisse idoine ouverte pour la circonstance, mais je me demande à qui profiteront les cotisations et charges diverses perçues habituellement par l´Urssaf. A moins que, étant moi-même âgé (j´aurai 81 ans aux cerises), je ne sois autorisé à m´attribuer directement le montant de ce salaire, ce qui m´éviterait d´avoir à le calculer et à opérer les habituelles retenues. J´espère que notre ministre nous fournira tous les éclaircissements dont nous aurons besoin en temps utile, faute de quoi, bien que cela ne change rien au problème, je devrais me résoudre à rejoindre la cohorte de ceux qui vont voter ‘non’ au prochain référendum.’

Christian de Maussion (Paris) nous a souvent enchantés par sa concision. Me permettra-t-il de lui faire remarquer qu´il a tendance, depuis quelques semaines, à allonger ses textes ? Celui du 29 avril, intitulé ‘Jospin XVI’ ­ et que certains socialistes trouveront bien injuste ­ revient au bon format. ‘La télévision, écrit-il, est une machine à fabriquer des hallucinations. Magie ou non du numérique, allez savoir, elle génère des apparitions, produit d´imprévisibles court-circuits historiques. On pince le tissu du canapé et on s´écrie, tremblant d´émotion : ‘Mais c´est Jospin !’ Retour d´exil. Sorti de son île, Jospin ré-vient. On n´était pas au courant. Les éléphants socialistes auraient-ils ré-élu Jospin XVI ? Car c´est bien Jospin qui parle à la télévision. Jospin en vrai. Pas Jaurès en téléfilm. Avec sa trogne carrée qui ne sourit guère, aussi hiératique et marmoréen qu´un non définitif, il exhorte à voter oui. Un oui crispé, un couteau entre les dents. Toujours cette maudite constitution : et si d´aventure c´était Jospin qui l´avait écrite ? Car, entre mille, on reconnaît la ravageuse séduction du technocrate. Oui : c´est lui. ‘

Désormais, les quatre cinquièmes du courrier parviennent au Monde par Internet. Ce changement technique n´a pas seulement modifié le style des textes : il a élargi la palette des signataires et diversifié leurs objectifs. Des lecteurs qui écrivent au journal plusieurs fois par mois n´attendent pas toujours une réponse et ne cherchent pas nécessairement à être publiés. Ils veulent surtout se faire entendre et, plus encore, s´exprimer.

Dans une chronique de février 2000, consacrée à ces marathoniens du courrier, j´avais salué la performance de Jean-François Hagnéré, qui, en un an, nous avait écrit quarante et une fois. Ce lecteur de Creutzwald (Moselle) a ralenti le rythme, mais continue à jouer avec les mots. Il pousse parfois un peu loin le calembour, comme dans cet envoi du 20 avril, consacré à l´élection de Benoît XVI : ‘Une fumée s´élève de Vaticanland; elle tire d´abord sur le gris avant de devenir blanche de chez Blanc. Le rideau rouge s´ouvre comme les volets d´un coucou suisse. Un récitant s´avance et annonce la pièce : ‘Habemus pim, papam, poum’ ou quelque chose d´approchant ; j´ai perdu mon latin. L´important, dans cette histoire, c´est que nous avons retrouvé un papa, et un papa de nouveau… mobile.’

Ce n´est pas pour rigoler que François Jourdier (Toulon) a envoyé depuis douze ans quelque… quatre cents lettres au Monde ! N´ayant pas été souvent cité, il a fini par publier un recueil de ces textes, puis un vrai livre, préfacé par Wladimir Volkoff (La Désinformation et le journal Le Monde, Editions du Rocher, 2004). On est là dans un tout autre registre que les lecteurs précédents.

‘Je lis Le Monde depuis des années, écrit M. Jourdier dans son livre. C´est un journal fort intéressant : on y trouve tout. On y trouve tout mais présenté, interprété, voire déformé en fonction d´a priori, de jugements, de condamnations fondés sur une conception du monde profondément marquée par le trotskisme et Mai-68. (…) Le Monde a toujours raison, ce sont les événements qui ont tort.’

On l´aura compris : M. Jourdier fait partie de ces lecteurs fidèles qui ne peuvent ni supporter Le Monde ni se passer de lui. Prenons-le comme un hommage. Ce journal continue donc à être acheté par des personnes qui ne partagent pas du tout ses orientations. Claude Courouve, lecteur-internaute de l´Allier, appartient à cette catégorie. Il ne se passe pas de semaine sans que Le Monde le hérisse pour dix raisons différentes.

Recevant régulièrement ses remarques acerbes sur le journal, qu´il lit à la loupe, j´ai fini par lui demander les raisons de sa fidélité. ‘Curieuse question ! m´a-t-il répondu. Je devrais donc ne lire qu´une presse reflétant mes idées bien arrêtées et ignorer les autres journaux ?’ Citant Nietzsche, ce philosophe estime que ‘les convictions sont des ennemis de la vérité pires que les mensonges’ . Tous les journaux étant de parti pris selon lui, chacun ayant sa part de vérité, il faut chercher l´information dans tout l´éventail disponible. ‘Je suis ‘fidèle’ aussi au Nouvelobs.com, au Figaro.fr, au Canard enchaîné, à la presse anglo-saxonne…’ , précise M. Courouve. ‘Avec les bibliothèques et Internet, la presse devient de plus en plus un moyen d´information parmi d´autres.’

Danielle Bleitrach (Aix-en-Provence) se situe à l´autre extrémité de notre lectorat. Ses nombreux courriers pourfendent les Etats-Unis et défendent Cuba. Si les droits de l´homme sont violés dans cette île des Caraïbes, c´est à la base américaine de Guantanamo…

Autres ‘gens de lettres ‘ toujours prêts à bondir sur leur clavier, Gérard et Anne-Marie de Lespinois (Lyon) ont la particularité de lire Le Monde à quatre yeux : tous leurs courriels sont cosignés. Le dernier en date (25 avril) protestait contre la ‘papolâtrie des médias’ .

Cette manière de parler ‘des médias’ en général est de plus en plus fréquente. Elle incite d´ailleurs certains champions du courrier à adresser le même texte à plusieurs journaux. Mais ils perdent alors toute chance d´être publiés dans Le Monde. Est-il besoin de préciser que nous aimons les exclusivités, qu´il s´agisse de coups de coeur ou de coups de griffe ?’