Thursday, 18 de April de 2024 ISSN 1519-7670 - Ano 24 - nº 1284

Robert Solé

‘Rien n´échappe aux critiques des lecteurs du Monde. Pas même… le courrier des lecteurs. Comment avez-vous pu publier de telles stupidités ?, demande une internaute. Pourquoi donner encore la parole à Untel, qui s´était exprimé précédemment dans vos colonnes ?, proteste une autre.

Et, régulièrement, quelqu´un réclame plus d´espace pour les lecteurs : une page entière, par exemple, au lieu de la rubrique actuelle qui ne peut accueillir plus d´une demi-douzaine de textes chaque jour.

Alain Flageul (Paris) va plus loin : ‘Puis-je vous suggérer la création d´un nouveau supplément hebdomadaire uniquement consacré aux courriers des lecteurs ? Il serait fondé sur un choix beaucoup plus large de lettres, classées par thèmes, que la rubrique actuelle. Je suis certain que ce supplément aurait un grand succès et contribuerait, à la fois, à accroître les ventes et l’aura’ du Monde. (…) J´ai beaucoup d´amis qui, comme moi, ragent de n´être jamais publiés.’

Mais voici, daté du 22 septembre, un courriel réconfortant. Il est signé Jean-Joël Blanc, abonné de Montmeyran (Drôme) : ‘Je ne puis passer sous silence ma joie véritable de lire le courrier des lecteurs. C´est une mine. (…) Nos politiques devraient s´inspirer de telles remarques, toujours lucides, parfois incisives, souvent critiques. (…) Les lecteurs du Monde ont une plume alerte, vivante et vivace, montrant que nos concitoyens sont aussi de remarquables épistoliers.’

S´adresser à son journal n´est pas une démarche courante. Beaucoup nous écrivent pour la première fois, sous le coup d´une émotion, et ne recommenceront peut-être jamais. Mais quelques-uns récidivent, se prennent au jeu et finissent par devenir des collaborateurs réguliers du courrier des lecteurs, géré par mon collègue et complice Yves-Marc Ajchenbaum. Les plus ‘professionnels’ nous adressent des textes concis, bien enlevés, qui ne demandent plus qu´à être imprimés. Il faut parfois se retenir pour ne pas les publier, en pensant à tous les autres signataires en liste d´attente.

Je me suis rendu compte ainsi que nous avions sélectionné, depuis le mois d´avril, quatre courriels de Pierre Delarue, lecteur de Gravigny (Eure). Sur le point d´en publier un cinquième, j´ai fini par téléphoner à ce mystérieux internaute pour mieux le connaître.

M. Delarue me précise qu´il lit Le Monde depuis une cinquantaine d´années. Trop attaché au journal pour s´y abonner – ‘Imaginez que La Poste soit défaillante un jour !’ – cet ‘accro’ va l´acheter chaque matin. Il a toujours fait ainsi, au long de sa carrière d´ingénieur-électricien à EDF : à Rouen, puis à Blois et à Evreux. Originaire du pays de Caux, il s´est établi à Gravigny (3 000 habitants), dont il a été conseiller municipal.

Pourquoi nous écrit-il ? ‘Plutôt que de ronchonner, je fais une lettre.’ Bon réflexe, mais notre ingénieur retraité ne fait pas que ronchonner. Visiblement, il prend plaisir à taquiner le clavier et à jouer avec les mots. Deux sujets l´inspirent particulièrement : l´heure d´été (dont il n´a toujours pas compris quelles économies d´énergie elle générait) et les éoliennes (qui ne servent, selon lui, qu´à abîmer le paysage et à produire de l´électricité trop chère).

Toute l´agitation autour de la non-canicule de cet été l´a particulièrement amusé. Le 11 juillet, il revenait pour la troisième ou la quatrième fois sur le sujet, en nous livrant au passage quelques détails sur sa vie privée. ‘La canicule peut arriver, écrivait-il, on l´attend de pied ferme et elle ne fera pas de dégâts comme l´an dernier, où elle nous a eus par surprise. Cette année, tout est prévu, il ne manquera pas un bouton de guêtre ni un verre d´eau fraîche. En application du plan canicule, j´ai reçu une lettre du maire de ma commune pour me dire quoi faire en cas d´alerte, car je suis directement menacé, étant âgé de 80 ans et vivant seul (je suis veuf, et ma femme de ménage prend ses congés entre le 14 juillet et le 15 août). Ayant survécu l´an dernier dans les mêmes conditions de solitude sans les conseils des autorités, c´est donc sans appréhension que je me prépare à affronter la prochaine vague de chaleur, et à vous faire parvenir mon témoignage et mes impressions, car il me semble que depuis quelque temps vous avez tendance à négliger cet important sujet qui avait tellement retenu votre attention alors qu´il n´y avait plus rien à faire.’

Lundi 2 août : ‘Les pompes funèbres, comme les services d´urgence, étant dans l´incapacité de faire face pour cause de congés annuels, j´ai décidé d´attendre pour mourir la rentrée de septembre-octobre. (…) Dernièrement, des personnes illustres (Sacha Distel et Serge Reggiani pour ne citer que les plus connues) ont pris la sage précaution de décéder avant le plein des congés et ont bien fait. Puissent ces exemples faire de nombreux émules, cela permettrait à nos édiles de profiter des vacances tranquilles auxquelles, comme tout le monde, ils ont droit.’

Mercredi 8 septembre : ‘Grâce sans doute au plan mis en œuvre par le gouvernement, et nonobstant la résistible progression de l´effet de serre due à la non-application du protocole de Kyoto, la canicule n´a fait aucune victime en 2004. Cela mérite d´être souligné. Votre article, qui tient compte des dernières analyses de l´Institut de veille sanitaire, nous révèle que, sur les 14 800 décès imputables à la canicule, 379 sont dus à la pollution atmosphérique. Admirons la précision du chiffre, et remercions l´Institut pour cette révélation. Sans-lui, nous n´aurions jamais pensé que la pollution de l´air pouvait être nocive. Sans doute Alphonse Allais avait-il conseillé de construire les villes à la campagne parce que l´air y est plus pur, mais c´était un précurseur et il n´a pas été pris au sérieux.’

Lundi 20 septembre : ‘Nous voici arrivés en période d´équinoxe d´automne, où les nuits sont aussi longues que les jours. J´ai donc décidé de mettre fin, pour ce qui me concerne, à l´alerte canicule 2004 et de ranger en haut du placard, à côté des confitures, le nécessaire de secours composé des consignes à suivre que m´avait adressées la municipalité : un bob, un brumisateur, un alcarazas et-un éventail. J´espère, ce faisant, n´avoir pas pris de risques insensés, bien que l´effet de serre qui s´accroît de jour en jour augmente le danger. Heureusement, les mesures prises par le gouvernement se sont révélées efficaces. N´avons-nous pas traversé la période caniculaire 2004 sans même nous en rendre compte ? C´est bien la preuve que, quand le pouvoir s´en occupe, les problèmes sont résolus à la satisfaction générale.’

Jeudi 22 juillet, alors que je m´excusais de ne pouvoir publier l´un de ses textes, M. Delarue me précisait dans un courriel : ‘Je vous remercie de l´intérêt que vous portez à mes lettres, mon objectif étant de réagir à la langue de bois journalistique, et non d´être cité ou publié. Je vous ferai part de mes impressions autant que je le jugerai utile et quel que soit le sort réservé à mes lettres.’ Autant dire qu´il n´a pas fini de nous écrire…

Le courrier des lecteurs est une boîte à surprises dans laquelle on ne sait jamais ce qu´on trouvera. Ce vendredi 24 septembre, une habitante d´Orsay (Essonne), Pia Ferrante, nous a envoyé un chèque de 10 euros. Non pas au bénéfice du Monde, mais d´une baronne calabraise à laquelle Jean-Jacques Bozonnet avait consacré un article le 16 septembre. Il y racontait qu´après avoir courageusement combattu l´organisation mafieuse locale, la N´drangheta, malgré des menaces de mort et onze attentats, Teresa Cordopatri dei Capece, âgée de 71 ans, devait vendre sa maison et ses meubles pour payer les dommages et intérêts que lui réclamaient d´ex-magistrats du tribunal de Reggio de Calabre.

Notre lectrice d´Orsay nous envoie donc 10 euros, ‘première pierre de la souscription que vous allez sans doute organiser’. Je ne suis pas sûr que ce soit prévu. Le journal n´a pas l´habitude de telles initiatives… Mais je transmets sans tarder la suggestion – et le chèque – à Olivier Biffaud, l´infatigable secrétaire général de la rédaction, qui prendra certainement la décision adéquate.’