Friday, 26 de April de 2024 ISSN 1519-7670 - Ano 24 - nº 1285

Robert Solé

‘Un lecteur parisien, Michel Favre, a été ‘interloqué de lire à la ‘une’ du Monde, dans le numéro du 24 mai, un article sur le mariage de Mlle Seillière avec M. de Yturbe’ . Il demande : ‘Quel est l´intérêt de ce genre d´information ? Que vient faire cette nouvelle ‘people’ en première page ? Pourquoi essayez-vous de rivaliser avec des magazines comme Paris Match, Voici ou Gala ?’

Cet article était le ‘ventre’ de ‘une’ , c´est-à-dire un billet relatant une histoire originale ou insolite, distincte de la ‘grande’ actualité. Caroline Monnot y racontait ‘l´événement politico-économico-mondain du week-end’ , à savoir le mariage de la fille cadette du président sortant du Medef, Ernest-Antoine Seillière. Reconnaissons que l´information n´était pas essentielle, mais ce sont les invités qui pouvaient retenir l´attention. Guillaume Sarkozy ­ qui postule en tandem avec Francis Mer pour prendre la tête de l´organisation patronale ­ était le seul candidat présent, alors que son entrée en lice déplaît visiblement à M. Seillière. En revanche, l´autre frère Sarkozy, Nicolas, très apprécié par le président du Medef quand il occupait le poste de ministre de l´économie, était absent… Allez comprendre!

Absent, samedi, du mariage de Mlle Seillière, Nicolas Sarkozy devait renoncer, dimanche, à intervenir au journal télévisé de TF1. Or le Tout-Paris politique bruissait déjà de rumeurs à son sujet. Personne ne voulait croire à une ‘fatigue’ qui ne lui ressemblait pas. Ses adversaires faisaient état de difficultés conjugales, en donnant, la main sur le coeur, quatre ou cinq versions différentes d´une rupture présumée.

Aucun moyen de vérifier ces rumeurs. Le Monde s´est retrouvé devant une question délicate : fallait-il, au nom du respect de la vie privée, taire ce qui agitait le monde politique et toutes les rédactions ? ‘Cécilia Sarkozy n´est pas seulement l´épouse du candidat le plus en vue à la présidence de la République, mais son chef de cabinet, sa confidente, sa principale conseillère et associée, souligne Raphaëlle Bacqué, rédactrice en chef du service France. Une rupture entre eux était évidemment un événement politique. Nous n´étions pas confrontés à un problème moral, mais à un problème de vérification.’

Dans son édition du lundi 23 mai (datée mardi 24), le journal s´est contenté d´écrire en page intérieure : ‘Le moral de Nicolas Sarkozy est en baisse. Conséquence inhabituelle : le président de l´UMP a annulé, dimanche 22 mai, son intervention sur TF1, où Jean-Louis Borloo, le ministre des affaires sociales, l´a remplacé au pied levé. Officiellement, l´ancien ministre de l´économie a souffert d´une forte migraine. D´autres évoquent des difficultés personnelles.’

Patrick Jarreau, directeur adjoint de la rédaction, justifie cette retenue : ‘Nous ne pouvions pas nous fonder sur des on-dit. A défaut d´une déclaration ou d´un geste sans ambiguïté de Nicolas Sarkozy ou de son épouse, il n´était pas question de faire état de difficultés conjugales. Qui peut prétendre savoir ce qui se passe dans un couple ?’

Dans la journée de lundi, plusieurs médias ont parlé de ‘séparation’ ou de ‘rupture’ . M. Sarkozy a répliqué lui-même : ‘Respectez ma famille.’ Le lendemain, rapportant les déclarations des uns et des autres, Le Monde a pu se montrer plus explicite que la veille. On n´en était plus tout à fait au même point : commentée ­ fût-ce pour la condamner ­ par l´entourage du président de l´UMP, la rumeur prenait corps.

Pourquoi Le Monde n´aborde-t-il pas la question plus franchement ? demande Fabien Gueret (courriel), un lecteur des Etats-Unis, qui ironise sur la valse-hésitation des médias français. ‘Au nom d´un pseudo-principe, l´hypocrisie est totale. L´argument du respect de la vie privée ne tient pas. M. Sarkozy n´avait-il pas mis la sienne en scène quand cela l´arrangeait ?’

Outre-Atlantique, les journaux rendraient compte sans hésiter des ennuis privés d´un personnage public de cette importance. En France, on éprouve un certain malaise à le faire, quand ce n´est pas par crainte de la loi. Le code pénal, dans son article 226-1, définit deux formes d´atteinte à la vie privée : les paroles et les images qui seraient captées et diffusées sans le consentement de la personne concernée. Quant à l´article 9 du code civil, s´il affirme que ‘chacun a droit au respect de sa vie privée’ , il ne précise pas ce droit pour autant.

Fréquemment poursuivi pour diffamation, Le Monde ne l´a été qu´à trois reprises ces dix dernières années pour violation de la vie privée : en juillet 1994 pour avoir rendu compte des travaux réalisés au domicile d´un grand patron et pris en charge par sa société ; en février 1995 pour avoir parlé des soins psychiatriques dispensés à un maire de la région parisienne ; et en mai 1998 pour avoir évoqué une ancienne liaison amoureuse d´un ex-ministre des affaires étrangères. Dans les deux derniers cas, il a été condamné.

L´information concernant M. Sarkozy et son épouse ne relevait pas de la loi, mais de la déontologie professionnelle. Deux impératifs peuvent entrer en conflit : l´information des citoyens et le respect de la vie privée de chacun. Jusqu´à récemment, la frontière était à peu près claire : on ne s´intéressait à l´intimité d´un personnage politique que dans la mesure où certains faits (comme une maladie grave) pouvaient avoir une incidence sur la vie publique.

Or de nouvelles habitudes se sont installées en France. Des femmes ne se contentent plus d´un rôle de représentation ou de faire-valoir, mais sont associées à l´activité de leur conjoint ou de leur père, à la manière de Bernadette et Claude Chirac. Les époux Sarkozy sont allés encore plus loin, formant un véritable duo politique. Ils ont laissé les caméras s´introduire chez eux pour le démontrer de manière éclatante, tout en veillant à garder la maîtrise de leur communication. Le président de l´UMP a officialisé et même théorisé cette situation en déclarant que sa vie privée n´était pas séparée de sa vie publique.

Cela n´autorise pas pour autant les médias à véhiculer des rumeurs, à diffuser potins et ragots. Même des informations vérifiées n´appellent pas nécessairement une publication : tout n´est pas public dans la vie privée de ‘couples politiques’ . La seule question qui nous intéresse est de savoir si Cécilia Sarkozy reste la collaboratrice de son mari.

Michel Rocard avait joué la transparence, en novembre 1991, annonçant lui-même son divorce dans une interview au Point. Il déclarait alors : ‘Je fais confiance à la presse pour que, une fois ces choses dites, elle s´en tienne là.’ Cet appel a été entendu.Nicolas Sarkozy, en piste pour l´Elysée, risque d´avoir plus de mal à préserver son intimité. Pour ce qui le concerne, les choses n´ont pas été ‘dites’ : jeudi 26 mai, au journal télévisé de FR3, il ne s´est exprimé qu´à demi-mot sur ‘les difficultés’ que connaît sa famille, espérant qu´elles seraient ‘surmontées’ , tout en laissant entendre qu´on n´avait reculé devant aucun procédé pour l’abattre’ . Vie privée et vie politique restaient intimement liées…’