Tuesday, 16 de April de 2024 ISSN 1519-7670 - Ano 24 - nº 1283

Robert Solé

‘Il arrive que les projecteurs fassent demi-tour pour se braquer sur ceux-là mêmes qui les actionnent. A deux reprises, depuis le début de l´année, les médias français se sont retrouvés sur le devant de la scène ou sur la sellette : lorsqu´ils ont été accusés de parti pris par des opposants à la Constitution européenne et lorsqu´une envoyée spéciale de Libération et son guide irakien ont été enlevés à Bagdad puis libérés après une mobilisation sans précédent.

Les journalistes peuvent remercier Florence Aubenas. Son courage, son humour et l´élégance dont elle a fait preuve auront donné la meilleure image de leur profession. Une lectrice lyonnaise du Monde, Dominique Alise, exprime ainsi son admiration : ‘Un mot me vient à l´esprit : objectivité. Elle a raconté des faits, rien que des faits.’

Pourtant, la tonalité du courrier est souvent négative, et l´accusation de corporatisme revient avec insistance. ‘Si un boulanger français était otage en Irak, que feraient ses confrères boulangers ?, remarque Didier Ehretsmann, d´Asnières (Hauts-de-Seine). Ils colleraient une affichette sur leur devanture avec la photo dudit boulanger. Mais ils n´iraient pas jusqu´à fourrer une fève dans chacune de leurs baguettes en y gravant chaque jour un chiffre différent. Si un boulanger était otage en Irak, les journaux en parleraient à peine. Les théâtreux, les écrivains, les ‘pipeules’ germanopratins s´en ficheraient comme de l´an 40 !’

Des lecteurs dénoncent le caractère disproportionné de la campagne de soutien aux deux otages. ‘Si médias et hommes politiques dépensaient autant d´énergie (et d´argent) pour des drames de grande ampleur, il est probable que la face du monde s´en trouverait modifiée’, écrit Gwenn Minois (Paris).

Allant plus loin, Luc Castel (courriel) s´est livré à des calculs douteux pour savoir ‘combien d´hu mains sont morts de faim, dans l´indifférence générale, depuis l´enlèvement de Florence Aubenas’ . Et, de manière encore plus désagréable, se fondant sur le montant présumé de la rançon qui aurait été versée, il a essayé de savoir combien cette somme aurait permis de vacciner d´enfants du tiers-monde ou de les arracher à la famine…

L´efficacité d´une mobilisation à grande échelle est contestée par un lecteur de Cholet (Maine-et-Loire), Jean-Pierre Boureau : ‘Les libérations d´otages se font dans la plus extrême discrétion et non dans ce tohu-bohu médiatico-politique.’ Remarque similaire de Philippe Douaire, des Angles (Gard) : ‘La presse a manipulé l´opinion en amplifiant le slogan ‘Ils sont partis pour nous et reviendront grâce à vous’. Quelle imposture, quand on sait que ce slogan logomachique est totalement erroné, faux et mensonger. Voire dangereux, car personne ne peut affirmer que Florence Aubenas ne pouvait pas être libérée en laissant nos représentants, seuls sur le terrain, agir dans l´ombre.’

Dans les journaux eux -mêmes, le débat est posé. En remuant ciel et terre, n´a-t-on pas contribué à faire monter les enchères ? Pourrait-on se mobiliser de la même façon à l´avenir si, par malheur, d´autres Français, journalistes ou non, étaient pris en otage, à Bagdad ou ailleurs ?

Mais il faut bien voir que beaucoup d´initiatives ont été spontanées. Si on a assisté, par exemple, à une démonstration de la patrouille de France, c´est parce que les pilotes voulaient exprimer leur soutien à leur ex-collègue Hussein Hannoun… L´enlèvement des deux otages puis leur libération ont donné lieu à une réelle émotion dans tout le pays.

Ce n´est pas une émotion mais ‘un malaise’ qu´exprime crûment Pierre Bacqué, d´Issy-les-Moulineaux (Hauts-de-Seine) : ‘ Il existe des métiers à risque : soldat en Afghanistan, policier dans certaines banlieues, juge enquêtant sur la Mafia, mineur en Russie … Quand on les a choisis librement, on en assume les risques. Certains journalistes me font penser à ces alpinistes imprudents que des gendarmes de montagne doivent aller chercher à grands frais et au péril de leur vie.’

Encore plus sévère, Hervé Gelin, d´Avignon (Vaucluse), pose des questions brutales auxquelles, visiblement, il a déjà répondu : ‘Mme Aubenas était partie pour nous chercher des informations. Au final, quelles informations nous rapporte-t-elle ? Ne vaudrait-il mieux pas arrêter de mettre la France dans des situations compliquées ? Quel est le coût global de ce reportage (services secrets, ambassadeurs, rançon, voyages…) ? Combien a-t-il coûté au contribuable, et pour quel apport ?’

En janvier, après l´enlèvement de Florence Aubenas, Le Monde s´est interrogé sur l´opportunité de continuer à envoyer des journalistes en Irak. Il a décidé d´être présent dans ce pays quand cela lui paraîtrait nécessaire, mais de manière non permanente et en prenant un surcroît de précautions. Patrice Claude, qui a été notre dernier envoyé spécial sur place, en mars, défend l´utilité de tels reportages : ‘Même si notre liberté de mouvement est restreinte, on apprend beaucoup de choses sur le terrain. C´est le seul moyen de vérifier certaines informations. Florence Aubenas a été enlevée sur le campus de l´université de Bagdad, où venaient de s´installer des réfugiés de Fallouja. Il n´y avait pas d´autre façon d´entrer en contact avec eux pour recouper les informations de source américaine concernant les combats dans cette ville, où la presse avait été interdite d´accès.’

Des mesures de sécurité sont actuellement à l´étude par plusieurs médias, dont Le Monde, pour permettre à des journalistes français de travailler à Bagdad, où l´Agence France-Presse, elle, continue son activité. Ces mesures ont un coût. Il faut savoir que les envoyés spéciaux du New York Times en Irak sont protégés par quelque vingt-cinq gardes armés…

Si des lecteurs ont été très touchés par le comportement de Florence Aubenas, d´autres se déclarent mal informés, sinon floués par son récit de captivité. Est-il possible, écrivent-ils, que la journaliste ait ignoré pendant des mois que c´est son guide qui se trouvait à un mètre d´elle ? Pourquoi ne confirme-t-elle pas le témoignage d´une collègue roumaine, détenue dans la même cave, qui fait état de conversations avec elle ? ‘Et pourquoi ne dit-on pas aux Français le montant de la rançon qui a été payée ?’, demande Claude Porcell (Paris).

Pour ce qui le concerne, Le Monde a écrit que les ravisseurs avaient demandé une rançon et que le gouvernement français niait l´avoir versée. Fallait-il vraiment aller plus loin, citer des chiffres – d´ailleurs invérifiables – susceptibles de rendre gourmands certains ravisseurs et d´entraver peut-être des négociations futures ?

‘Au cours des cinq mois de détention de Florence Aubenas, affirme Rémy Ourdan, chef adjoint du service international, le journal a fait volontairement silence sur certains faits, dont il avait connaissance, qui pouvaient mettre en danger la vie des otages. Nous avons agi de la même manière dans d´autres affaires sensibles de pays en guerre.’

Florence Aubenas avait le droit de se taire. Le Monde aussi. Dans ce genre de drames, les lecteurs-citoyens-contribuables doivent accepter de ne pas tout savoir, tout de suite. Il n´y a pas de ‘droit à l´information’ qui tienne quand des vies humaines sont en jeu.’