Thursday, 28 de March de 2024 ISSN 1519-7670 - Ano 24 - nº 1280

Robert Solé

“Rarement point de vue aura été autant remarqué. Et pour cause : le texte de John Le Carré publié dans Le Monde du 7 septembre occupait le haut de la première page. Sous le titre ‘Interpellation’, le célèbre romancier britannique y apostrophait sévèrement Israël, quelques semaines après la fin de la guerre du Liban : ‘Répondez un peu à cette question, je vous prie. Quand vous tuez cent civils innocents et un terroriste, est-ce que vous gagnez ou perdez la guerre contre le terrorisme ?’

Son point de vue se concluait ainsi : ‘Les Libanais sont devenus les dernières victimes d´une catastrophe globale qui est l´oeuvre de zélotes égarés et ne paraît avoir aucune issue.’

Des lecteurs ont applaudi, comme Jean D. Nessmann, d´Ingersheim (Haut-Rhin) : ‘Merci d´avoir publié en première page l´article si juste de John Le Carré. En termes mesurés, il a su dire ce que tout le monde pense.’

Tout le monde ? Pas vraiment… Le journal s´est attiré des critiques virulentes. Moins sur les arguments de l´auteur de L´Espion qui venait du froid que sur la place qui a été accordée à son texte.

‘Qu´est-ce qui justifie la publication en majesté et en première page des élucubrations du célèbre auteur de romans policiers ?’, demande Jean-Jacques Becker (courriel). ‘Cet espace n´est-il pas réservé à une information ou à un éditorial du directeur ?, remarque pour sa part une lectrice parisienne, Lucienne Roudil. La rédaction du Monde a-t-elle jugé cette opinion si essentielle qu´il a fallu lui accorder l´honneur de la première page ?’

Une réponse à John Le Carré, signée par quatre universitaires (Philippe Gumplowicz, Marc Lefèvre, Pierre-André Taguieff, Jacques Tarnero), a été publiée dans le numéro du 13 septembre. Ils n´y allaient pas, eux non plus, de main morte : ‘Habité par un venin qu´il peine à contrôler (la réunion de ces deux termes : ‘zélote égaré’, pour désigner Israël mériterait de figurer dans un florilège des métaphores antijuives), John Le Carré est à mille lieues ici de l´éthique de l´écrivain comme de celle du politique…’

Là aussi, les réactions n´ont pas manqué. ‘Très longtemps lectrice assidue de John Le Carré, écrit Denise Soulie, de Brindas (Rhône), j´avais été abasourdie et écoeurée par son texte haineux à la ‘une’ du Monde. Alors, je dis bravo et merci à MM. Gumplowicz, Lefèvre, Taguieff et Tarnero de lui répondre aujourd´hui.’ D´autres, comme Edouard Reichenbach, d´Antony (Hauts-de-Seine), ont trouvé peu convaincante l´argumentation des quatre auteurs, qui comparaient la menace du ‘crocodile islamiste’ à celle d´Hitler en 1938. Cependant, l´essentiel des réactions porte sur la présentation de cette réponse, annoncée en ‘une’, mais publiée au bas d´une page ‘Débats’.

Marc Knobel (Paris) m´a écrit une première fois pour s´étonner du privilège accordé à John Le Carré. Il m´a récrit ensuite pour protester contre la différence de traitement entre les deux textes. Et il m´a adressé un troisième courriel après avoir lu dans Le Monde du 15 septembre les quelques lignes suivantes : ‘Nous précisons que le texte de John Le Carré publié dans Le Monde du 7 septembre sous le titre ‘Interpellation’ a été écrit en soutien à l´ouvrage collectif Lebanon, Lebanon (Liban, Liban) qui sortira chez Saqi Books le 28 septembre.’

Cette fois, M. Knobel a flairé un mauvais coup : ‘Il a fallu attendre huit jours pour que nous trouvions mention de la source. Cette précision confirme : 1. Que l´article de John Le Carré n´est pas une ‘opinion’ adressée au journal. 2. Que vous avez fait vôtre un soutien à un livre engagé sur le conflit entre Israël et le Hezbollah. 3. Que ce choix est malhonnête et que la publication du soutien de Le Carré en ‘une’ du quotidien est un acte militant et non journalistique.’

La précision aurait dû figurer, en effet, dès le premier jour, avec le point de vue de John Le Carré. Son absence était une erreur, mais il ne faut y voir aucune mauvaise intention.

Je peux assurer M. Knobel que le texte publié le 7 septembre était bien une libre opinion, proposée par l´écrivain britannique. Ce texte n´exprimait pas le point de vue du Monde, et la rédaction n´a pas cherché à s´abriter derrière une grande plume pour condamner Israël. Pourquoi l´aurait-elle fait ? Elle ne s´est pas privée, pendant et après la guerre du Liban, de donner son propre avis dans des éditoriaux.

Le texte de John Le Carré méritait-il de figurer en tête de première page ? ‘Nous en avons débattu, affirme Eric Fottorino, directeur de la rédaction. J´ai fait ensuite ce choix, parce que c´était un texte fort et parce que c´était John Le Carré. Il ne s´agit pas d´une décision inédite. Le même emplacement avait été accordé dans Le Monde du 30 janvier à l´abbé Wiel, l´un des acquittés en appel de l´affaire d´Outreau, qui expliquait pourquoi il refusait de s´associer au ‘procès’ du juge Burgaud devant les députés. Lionel Jospin a eu droit, lui aussi, à la tête de ‘une’, le 28 juin, pour dire comment il voyait la prochaine élection présidentielle. Dans un cas comme dans l´autre, cela ne signifiait pas que nous partagions leur point de vue.’

Mais le texte de Lionel Jospin continuait en page ‘Débats’, ce qui n´était pas le cas de celui de John Le Carré, assez court pour figurer entièrement à la ‘une’. D´où un malentendu, exprimé par certains lecteurs, comme Gecel Zylberberg (Paris) : ‘Enfin, la Vérité m´a été révélée en page 1 par Le Monde. Je suis interpellé par un des membres les plus éminents du comité éditorial du journal, M. Le Carré, contributeur essentiel à la paix au Moyen-Orient. Son opinion, contrairement à toutes les autres parues précédemment, ne fait pas Débats.’

On pourrait répondre que le point de vue de l´abbé Wiel était, lui aussi, entièrement en première page. Mais notre lecteur rejetterait sans doute cet argument. Outreau n´est pas le Proche-Orient. John Le Carré prenait violemment position sur un sujet brûlant, alors que le prêtre, victime très digne d´une magistrale erreur judiciaire, ne pouvait que faire l´unanimité. Tel qu´il était présenté, le réquisitoire de l´écrivain pouvait prêter à confusion.

Fallait-il accorder aux quatre universitaires le même traitement qu´à John Le Carré ? Pas forcément. L´équilibre d´un journal ne repose pas sur des symétries artificielles. Cet été, aucun intellectuel pro-Hezbollah n´a eu droit dans Le Monde à la même place que Bernard-Henri Lévy, auteur d´un ‘témoignage’ fleuve en faveur d´Israël.

Mais on aurait dû offrir aux quatre universitaires la tête de la page ‘Débats’, au lieu de donner l´impression de les reléguer dans un coin. Cela aurait évité d´alimenter d´inutiles soupçons.”