Wednesday, 24 de April de 2024 ISSN 1519-7670 - Ano 24 - nº 1284

Robert Solé

‘Le dernier article d´Anna Politkovskaïa, la journaliste russe assassinée à Moscou, portait sur la torture en Tchétchénie. Le Monde du 13 octobre lui a consacré sa Page Trois, en y joignant plusieurs photos du supplice de deux jeunes prisonniers, ainsi qu´une longue légende rapportant les propos insupportables de leurs bourreaux.


‘La violence de ces images était-elle indispensable ?’, nous demande le docteur Catherine Baranski-Comby, de Saint-Claude (Jura).


C´est une question difficile, à laquelle les journalistes sont régulièrement confrontés. Peut-on faire état de tortures sans les décrire, au moins en partie ? Est-il possible de sensibiliser les lecteurs à des actes de barbarie, commis sous la responsabilité d´un Etat, en s´en tenant à des généralités ? Où s´arrête l´information ? Où commence le voyeurisme malsain ?


Les photos de la torture en Tchétchénie se trouvaient en Page Trois, c´est-à-dire dans l´un des espaces les plus visibles du journal. La veille (Le Monde du 12 octobre), cette même page était occupée par un sujet d´une tout autre nature : l´organisation minutieuse des ‘débats fraternels’ entre les trois candidats socialistes. Dans Le Monde du 14 octobre, on changeait encore de registre, pour braquer le projecteur sur la menace de ‘dégraissages’ massifs dans les usines Ford, aux Etats-Unis…


Les zigzags de la troisième page désorientent certains lecteurs, comme André Martin (courriel), qui se demande ce que venait y faire, dans le numéro daté 22-23 octobre, le platane du 93, boulevard du Port-Royal à Paris : un arbre promis à l´abattage parce qu´il gêne la circulation du bus de la ligne 91.


‘En présentant il y a un an la nouvelle formule du journal, écrit ce lecteur, vous définissiez la Page Trois comme destinée à accueillir des faits sinon capitaux, du moins significatifs de l´évolution de notre société. Le platane intéresse peut-être des Parisiens, mais vous semblez parfois oublier que votre journal a une audience nationale et internationale.’


Il n´y a pas de petits sujets. Comme l´expliquait Ariane Chemin dans son article, cet arbre centenaire cache une forêt de guerres picrocholines, de rivalités politiques et de pressions en tout genre, dans la perspective des élections municipales de 2008. Mais il est vrai – et la rédaction en chef en convient – que cette enquête méritait un autre emplacement.


La Page Trois est l´une des originalités de la nouvelle formule du Monde, inaugurée en novembre 2005. Le journal développe ici sa propre actualité, s´affranchissant en quelque sorte du bruit médiatique. Il choisit de mettre en valeur une information inédite ou d´aborder un événement connu de tous par un angle original ou un effet de loupe.


C´est parfois un scoop : le 20 septembre, Piotr Smolar révélait l´existence d´une note du préfet de la Seine-Saint-Denis qui décrivait une situation explosive dans son département : délits en augmentation, juges laxistes, policiers démotivés, islamistes en pleine action… La publication de cette note allait faire beaucoup de bruit et relancer le débat sur la sécurité.


D´autres fois, la Page Trois revient sur un événement oublié ou passé sous silence. Dans Le Monde du 22 septembre, Joëlle Stolz décrivait une situation étonnante au Mexique : la ville d´Oaxaca, renommée pour ses charmes touristiques, était en état d´insurrection contre son gouverneur ; une assemblée populaire avait pris le pouvoir dans la rue…


La troisième page peut aussi avoir pour objet de montrer ce qui se cache derrière une information officielle, une annonce ou une promesse. Dominique Strauss-Kahn propose-t-il de ‘créer de nouvelles villes, à l´écart de celles qui existent, là où il y a des noeuds de communication’ ? Le Monde du 24 octobre donne la parole à plusieurs urbanistes, selon lesquels il vaut mieux ‘densifier’ les villes existantes.


C´est dire la grande variété des sujets traités. Ce mois-ci, la Page Trois s´est penchée aussi bien sur l´autocensure des artistes pour ne pas provoquer la colère des musulmans (6 octobre) que sur l´engouement des pharmaciens pour les médicaments génériques (7 octobre) ou le nouveau terminus de l´Eurostar à Londres (16 octobre)…


Cette surprise quotidienne ne va pas de soi. Elle ne s´est d´ailleurs pas mise en place sans des grincements de dents au sein de la rédaction. Que viennent faire des sujets décalés à un tel emplacement ? Dans un journal réputé pour son rangement, la troisième page n´est-elle pas plutôt destinée à ouvrir la section internationale, donc à mettre en valeur le sujet d´actualité étrangère le plus important du jour ?


Peu à peu, les journalistes – comme les lecteurs – s´y sont faits. Mise aux enchères tous les jours, la Page Trois est convoitée par les différents services de la rédaction, qui y voient, entre autres, le moyen de gagner un espace supplémentaire. Deux ou trois sujets se trouvent généralement en concurrence.


‘La Page Trois permet au Monde d´affirmer sa singularité, souligne Eric Fottorino, directeur de la rédaction. Elle relève d´une démarche volontariste, qui doit inspirer et imprégner l´ensemble du journal. Son succès s´est vérifié indirectement au cours de l´été : suspendue pendant deux mois, elle était présente en quelque sorte dans toutes les pages, comme peut l´être un membre amputé…’


Un lecteur lyonnais, Bernard Lamizet, nous écrivait il y a quelques mois : ‘Sans doute est-ce une bonne chose de consacrer systématiquement une page du journal (et toujours la même) à une information qui fait l´objet d´un regard particulier, parfois un peu décalé. Mais, pour qu´elle trouve sa pleine signification, il serait nécessaire de faire apparaître une analyse approfondie, un commentaire, éventuellement éclairé par des observateurs extérieurs au journal.’


Bien sûr, un sujet comme la torture en Tchétchénie et l´assassinat d´une journaliste qui la dénonce ne peuvent rester sans commentaires. Ceux-ci ont bien été faits dans Le Monde, mais ni le même jour ni à cet endroit : si la Page Trois a pour vocation de montrer et de raconter, c´est sa voisine, la page 2, qui réunit éditoriaux, analyses et chroniques.


Cette distinction entre information et commentaire peut paraître glaciale. En réalité, elle n´est jamais entière. Par sa façon de présenter les faits et par le choix même du sujet, la troisième page est rarement neutre. Et chaque lecteur doit pouvoir y trouver matière à se faire sa propre opinion.’