‘Le Monde. fr célèbre ces jours-ci son dixième anniversaire. Avec quelque fierté puisqu’il revendique le titre de premier site d’information français (23,5 millions de visites en novembre).
Quand Le Monde s’est aventuré dans cet univers, au milieu des années 1995, Internet en était encore à ses balbutiements. La Toile pouvait apparaître comme un nouveau support, et rien d’autre : on lisait une partie du journal sur écran au lieu de tourner des pages imprimées. Très vite, cependant, cet outil prodigieux a montré qu’il n’était pas un simple substitut du papier. Au texte s’ajoutaient le son et l’image : Le Monde.fr a diffusé ainsi, en septembre 2000, la fameuse cassette Méry, mettant en cause le financement du RPR, dont la teneur avait été révélée par le quotidien.
Mais, plus encore, Internet bousculait le mécanisme de la presse : à une information sélectionnée, hiérarchisée, transmise en sens unique, se substituait une offre immense et interactive : on pouvait naviguer sur le site, donner son avis, copier, coller, reconstruire des textes, et même devenir journaliste en créant un blog… ‘Internet est, de plus en plus, un média qui s’autonomise, avec sa propre logique’, remarque Bruno Patino, directeur général du Monde.fr.
La moyenne d’âge des personnes qui fréquentent le site est de 28 ans, quand celle des lecteurs du quotidien est de 45 ans. ‘Je suis une étudiante en Pologne, nous écrit Marta Poznanska. Je lis chaque jour Le Monde en ligne. Ici, au bureau de tabac, le journal est hors de prix, je ne peux pas me permettre de l’acheter. Vive Internet !’
Dès le départ, pour s’ouvrir à un large public, Le Monde a mis son site en accès libre. La gratuité reste la règle, même si, depuis avril 2002, des services supplémentaires sont offerts à des abonnés. Ils sont 36 000 actuellement, auxquels s’ajoutent 34 000 abonnés du quotidien (bénéficiant automatiquement de ces services) qui ont choisi de s’inscrire sur le site. Ces internautes privilégiés reçoivent chaque matin la synthèse des titres de l’actualité, un agenda du jour et une revue de presse internationale. Un événement majeur leur est signalé par courrier électronique. Ils disposent aussi du fac-similé du journal prêt à imprimer, accèdent aux archives et peuvent s’exprimer sur le site.
Proportionnel à son audience, le chiffre d’affaires publicitaire du Monde. fr a été multiplié par dix entre 2001 et 2005. Il représente désormais près de 40 % de ses recettes. Des internautes s’en plaignent. ‘Il est très désagréable de voir surgir, en plein milieu d’un article sur l’accident d’avion en Iran, une annonce clignotante qui gêne considérablement la lecture’, nous écrivait le 6 décembre Anne-Cécile Perrus. ‘Ces publicités insupportables sont une véritable agression visuelle et un manque de respect pour le lecteur’, ajoutait Xavier Jehl.
Les responsables du Monde.fr répondent qu’il faut bien financer un site en accès libre. Sachant que la zone réservée aux abonnés compte une publicité beaucoup plus limitée et moins ‘intrusive’.
Déjà, 60 % des ménages français accèdent à Internet, et la moitié disposent d’une diffusion à haut débit (ADSL). Tout laisse à penser que l’audience du Monde. fr devrait continuer à croître, d’autant que son offre ne cesse de s’améliorer. Si Le Monde change de formule tous les dix ans pour s’adapter aux habitudes et aux besoins de ses lecteurs, le site Internet vit à un rythme accéléré : il doit évoluer en permanence. Lors de sa dernière transformation, en mars 2005, il a développé sa production multimédia (infographies animées, vidéos, etc.), tout en multipliant ses services et facilitant la navigation sur l’écran. Bientôt, un nouvel outil permettra de ‘zoomer’ sur les grandes infographies tirées du quotidien.
On peut évidemment se demander si, à terme, le papier ne sera pas avalé par l’écran. En offrant gratuitement ses articles aux internautes, Le Monde ne les dispense-t-il pas de l’acheter ? L’un de nos plus grands contributeurs au courrier des lecteurs, que j’avais cité dans une récente chronique, m’a fait savoir ensuite, avec quelque amusement, qu’il nous lisait chaque jour de A à Z, sans jamais se rendre au kiosque à journaux…
Les responsables du Monde.fr se défendent de ‘cannibaliser’ le quotidien. Ils soulignent que les publics des deux médias sont distincts : 75 % des personnes qui vont sur le site ne lisent pas Le Monde. En revanche, cette forte présence sur Internet permet de recruter des abonnés pour le journal (8 000 cette année), à un coût très réduit.
Plus jeune et beaucoup plus petite que celle du quotidien, la rédaction du Monde. fr compte une trentaine de journalistes, dont deux correcteurs. Elle a le sentiment de participer à une aventure et d’inventer un nouveau journalisme, mais travaille dans l’anonymat, fait peu de reportages et n’a pas de rubricards spécialisés. ‘Au Monde, il y a des savoirs. Au Monde. fr, des savoir-faire’, résume Eric Fottorino, directeur délégué de la rédaction du quotidien.
Les passerelles se multiplient entre les deux rédactions. Des journalistes spécialisés vont s’entretenir avec les internautes, confient des articles à l’écran entre deux éditions ou ont même un blog sur le site. Depuis la nouvelle formule, Le Monde du week-end publie (ci-dessous) des réactions à des éditoriaux. Le point de vue d’Harold Pinter a été donné en deux versions le 8 décembre : l’une, imprimée (8 000 signes) ; l’autre, sur écran (33 000). Parfois même, les lecteurs sont invités à allumer leur ordinateur pour lire la suite d’une libre opinion commencée en pages Débats…
Installée à l’autre bout de Paris, l’équipe du Monde.fr rejoindra au printemps prochain le siège du Monde, 80, boulevard Auguste-Blanqui. Il n’est pas question pour autant de constituer une rédaction unique. ‘L’autonomie du Monde.fr est importante, affirme Gérard Courtois, directeur des rédactions. Ce sont deux médias distincts, et ils doivent le rester, même si une meilleure articulation est nécessaire et sera facilitée par ce déménagement.’ Eric Fottorino confirme : ‘Les deux médias sont amenés à vivre et à se développer ensemble, mais pas de la même façon.’
En janvier 2001, Le Monde.fr a rétabli le logo en caractères gothiques. Il s’agit bien du Monde, en effet, et les lecteurs le perçoivent ainsi, exigeant la même qualité du site que du quotidien. La réputation du journal et sa fiabilité se jouent aussi sur l’écran. Car nos lecteurs sont de plus en plus internautes. Constater que 75 % des personnes qui vont sur le site ne lisent pas le quotidien veut dire aussi que… 25 % des visiteurs le lisent. C’est le cas de Jérôme Wiggins, passionné de mots croisés, qui remplit chaque jour la grille sur le papier et sur l’écran. Double plaisir, apparemment…’