‘L’information occupait quelques lignes en page 11, sous le bandeau ‘Fait divers’, dans Le Monde du 1er mars : ‘Un salarié de Peugeot, enlevé le 19 février à Audincourt (Doubs), a été retrouvé mort, samedi 25, dans le Haut-Rhin. Ses ravisseurs l’ont séquestré et battu pour de l’argent. La victime, âgée de 54 ans, est morte de strangulation, traumatismes crâniens, enfoncement de la tempe et du thorax. Huit personnes ont été interpellées et placées en garde à vue. L’une d’elles a mené les enquêteurs jusqu’au corps, dissimulé dans une forêt. ‘Il ne s’agit pas d’un gang’, a tenu à préciser le procureur de Montbéliard, François Pucheus. – (AFP.)’
Cette dépêche d’agence, à laquelle Le Monde ne donnerait pas de suite, figurait à côté du trente-quatrième article (récit, reportage, chronique, éditorial, point de vue, interview…) consacré depuis le 20 février au meurtre d’Ilan Halimi : un jeune juif de 25 ans, enlevé, séquestré et torturé à mort par un ‘gang des barbares’, qui tentait d’extorquer de l’argent à sa famille.
Courriel acide de François Girardot, abonné de Saint-Savin (Isère) : ‘Je lis dans Le Monde du 1er mars qu’un salarié de Peugeot a été séquestré et battu à mort pour de l’argent. Il n’était pas arabe, juif, noir, homosexuel, ni même journaliste, et n’a pas eu les honneurs d’un éditorial, plusieurs ‘unes’, et je ne sais combien de pages intérieures ; seulement un peu plus de treize lignes dans la rubrique Faits divers. Le Monde serait-il abonné à la pensée unique et au politiquement correct ?’
Les circonstances des deux drames n’étaient pas les mêmes, mais c’est évidemment la présomption d’antisémitisme dans l’affaire Halimi qui a pu conduire à les traiter de façon aussi différente.
Antisémitisme ? Pierre-Guillaume Paris (courriel) reproche au Monde une ‘précipitation’ à commenter des faits non établis. Alain Robert (Paris) déplore ‘ces indignations au quart de tour’, tandis que Pierre-Yves Canu (courriel) s’exclame : ‘La presse recommence à délirer, l’affaire d’Outreau ne l’a pas vaccinée !’
En réalité, Le Monde a abordé le meurtre d’Ilan Halimi avec lenteur et précautions. Son premier article (20 février) n’indiquait qu’incidemment l’appartenance du jeune homme à une famille juive : ‘Un des gardés à vue a reconnu que l’objectif du groupe était financier. ‘Le mobile antisémite n’est pas avéré’, selon le procureur de Paris, qui répond aux inquiétudes de la communauté juive.’ Trois jours plus tard, en revanche, un éditorial tranchant reprochait au ministre de l’intérieur d’avoir parlé d’antisémitisme par amalgame’ alors que ‘cela s’appelle de l’antisémitisme tout court’.
Des lecteurs ont remarqué que tous les articles du Monde n’allaient pas dans le même sens. ‘Vous nous parlez d’un crime antisémite en première page, mais je lis un article plus que nuancé’, écrivait le 7 mars André Xech (Toulouse), pour dénoncer ‘un désordre horripilant’.
Si les titres doivent correspondre au contenu des articles, il n’est pas interdit à des journalistes de commenter l’actualité de manière dissonante. Ainsi, une chronique de Laurent Greilsamer (28 février) soulignait ‘la dimension antijuive d’un fait divers exceptionnel à tous égards’. Elle était suivie d’une analyse très réservée de Piotr Smolar (4 mars), qui écrivait : ‘Entre un mobile antisémite et un crime crapuleux dans lequel apparaît un fond antisémite, il existe une différence majeure.’
Où commence l’antisémitisme ? Fabrice Lascar, professeur d’histoire à Paris, met en garde contre la tentation de réduire le meurtre d’Ilan Halimi à un tragique fait divers. ‘Aussi proche du zéro que fût leur réflexion politique, les meurtriers devaient se douter que tous les riches ne sont pas juifs et que tous les juifs ne sont pas riches. Mais les juifs peuvent payer parce qu’ils se serrent les coudes. Tel est le credo fondamental de la judéophobie contemporaine. Avant d’être simple vendeur de téléphones portables ou grand industriel, les juifs sont fantasmés comme les membres d’une communauté, soudés dans une solidarité indéfectible. Dès lors, kidnapper un des leurs, c’est mettre en branle cet immense réseau d’influence dont les synagogues représentent la tête imaginaire.’
Roger Berthe, de Saint-Maurice-de-Beynost (Ain), demande, lui aussi, de ‘regarder les choses en face’… mais il les voit tout autrement : ‘Racisme, antisémitisme, folie… Ça aide et rassure de coller une motivation à de tels actes. Et s’il n’y avait pas d’autres raisons qu’une amoralité totale ? Une insensibilité absolue ? Si notre société fabriquait de la violence pure, sécrétait un pourcentage de plus en plus important d’êtres totalement égocentriques et égoïstes, dépourvus de toute considération pour les autres et pour lesquels tout moyen est bon pour satisfaire envies et pulsions ?’
Il appartiendra à la justice d’établir si, selon l’article 132-76 du code pénal, l’enlèvement et le meurtre d’Ilan Halimi étaient bien accompagnés ‘d’actes ou de propos portant atteinte à la victime en raison de ses origines ou de sa religion’. En attendant, les magistrats ont retenu la ‘circonstance aggravante’ contre Youssouf Fofana, accusé d’être le chef du gang de Bagneux.
Une lectrice parisienne, Françoise Bernhardt, exprime son malaise. ‘Nous sommes nombreux, juifs et non juifs, à ressentir une certaine gêne vis-à-vis de cette idée de ‘circonstance aggravante’. Ce jeune homme est mort dans des conditions effroyables. Imaginer l’ampleur de ses souffrances paralyse la pensée. Pourtant, nous dit-on, sa mort serait ‘plus grave’ encore du fait qu’il était juif. (…) Pourquoi ? Parce que les juifs sont différents ? L’on retombe dans le poison de l’antisémitisme, au nom même de la vigilance à le dénoncer…’
Mme Bernhardt, qui est psychologue clinicienne, ajoute : ‘Je veux penser, moi, à une justice qui condamnera les assassins à la même peine, avec la même sévérité, sans avoir à imaginer que tuer Ilan Halimi est plus grave que tuer un Paul Dupont. Parce que précisément, la vie d’Ilan comme celle de Paul était précieuse, infiniment.’
Antisémitisme ? Une fois de plus, les dirigeants politiques ont été sommés – ou se sont sentis obligés – de qualifier des faits qui n’avaient pas été entièrement établis. C’est aussi l’une des difficultés du journalisme, appelé à mettre des mots, dans l’urgence, sur un événement, alors que l’enquête judiciaire ne fait que commencer.
Au-delà des qualificatifs, la place même que le journal consacre à un événement est une manière de le commenter. Les lecteurs ignorent la ‘cuisine’ interne d’une rédaction (ses hésitations, ses débats, les raisons pour lesquelles elle néglige un événement…). Ils ne voient que le résultat : le salarié de Peugeot a eu droit à treize petites lignes dans Le Monde, et l’on ne connaît même pas son nom.’