‘Vendredi 7 avril, en pleine crise du CPE, le président de la République est au téléphone avec Nicolas Sarkozy. Ce dernier, dans un geste de bonne volonté, lui fait savoir qu’il est prêt à renoncer à l’entretien qu’il doit accorder au Figaro du lendemain. ‘Si vous souhaitez que Villepin fasse le ‘20 heures’, qu’il le fasse’, ajoute-t-il au sujet d’une prestation télévisée de son rival. Et il précise : ‘Ne craignez rien, je ne suis pas candidat au poste de premier ministre.’
Ces propos figuraient entre guillemets dans un article du Monde daté 9-10 avril. Intitulé ‘La rivalité Sarkozy-Villepin entrave la sortie de crise’, il portait la signature du service France.
Un lecteur parisien, Jean-Luc Thevenon, me demande comment le journal a pu avoir connaissance de cette conversation privée. ‘Je suppose, écrit-il, que Le Monde n’a pas poussé sa conscience professionnelle jusqu’à placer des ‘mouchards téléphoniques’ à l’Elysée et place Beauvau. Ces propos lui ont donc été rapportés.’ Or les journalistes sont censés recouper leurs sources, remarque M. Thevenon. ‘Faut-il en conclure que ces propos vous ont été divulgués par au moins deux personnes ? (…) J’ose espérer que Le Monde, par souci de déontologie, s’impose des règles très strictes en la matière ; et toute précision de votre part sur le sujet m’intéresserait beaucoup.’
Cet article réunissait des informations recueillies par quatre rédacteurs du service France : Rémi Barroux, Christophe Jakubyszyn, Philippe Ridet et Patrick Roger, qui suivent respectivement les activités des syndicats, du premier ministre, du président de l’UMP et du Parlement. Sans révéler de secret d’Etat, je peux préciser aussi à M. Thevenon que c’est Philippe Ridet qui a rédigé l’article, et lui-même d’ailleurs qui avait eu connaissance des deux phrases de M. Sarkozy, par l’entourage de celui-ci.
Seul un enregistrement permettrait d’assurer que le président de l’UMP a prononcé exactement ces mots. Mais les deux phrases, confirmées par d’autres informations, reflétaient bien la nouvelle relation qui s’était instaurée depuis quelques jours entre M. Chirac et M. Sarkozy. ‘Notre article et son titre rendaient compte parfaitement de la situation, remarque Philippe Ridet. Quand on rapporte des propos entre guillemets qu’on n’a pas entendus soi-même, sans prétendre à une exactitude totale, il faut être aussi près que possible de la vérité.’
Dans Le Monde du 13 avril, Béatrice Gurrey, chargée de l’Elysée, attribuait pour sa part deux phrases à Jacques Chirac : ‘Merci, Nicolas, pour ce que tu as fait’ et ‘Je te vois demain’. Là aussi, ce n’est pas par l’un des deux interlocuteurs que Le Monde en a eu connaissance, mais par un membre de leur entourage. ‘Je fais confiance à cet informateur, que je connais depuis longtemps, affirme la journaliste. Il ne m’a jamais menti.’
Recouper les informations, dans ces cas-là, ne veut pas dire forcément les obtenir de plusieurs sources, mais les rapprocher d’autres faits. ‘Chiracologue’, sachant interpréter les mots et les gestes du locataire de l’Elysée, Béatrice Gurrey a trouvé, le même jour, une confirmation à ces aimables paroles présidentielles dans une nomination : celle du chef de cabinet de M. Sarkozy à un poste de préfet…
Les journalistes sont friands de citations savoureuses, dont ils émaillent leurs articles. Ce que les responsables politiques se disent entre eux leur paraît plus vivant, plus intéressant et souvent plus vrai que les déclarations officielles.
Notre lecteur nous interrogeait sur les propos qu’on cite sans les avoir entendus soi-même. Sa question nous conduit naturellement à un autre sujet, plus fréquent et plus délicat : les citations anonymes. Il s’agit de ces petites phrases tranchantes que l’on attribue, sans autre précision, à un ‘négociateur de l’UMP’, un ‘député villepiniste’, un ‘ami du président’ ou un ‘sénateur de gauche’…
Dans certains cas, c’est l’intéressé lui-même qui se confie au journaliste, en exigeant que son nom ne soit pas cité. Dans d’autres, c’est l’un de ses collaborateurs. Pour ouvrir les guillemets, on pioche alors dans cinq ou six expressions consacrées (un proche, un ami, un collaborateur, un conseiller, l’entourage…). Commentant cette pratique, Jacques Chirac ironisait un jour sur ‘Monsieur et Madame Entourage’ (Le Monde du 2 mai 2005).
L’exercice suppose des relations de confiance, qui mettent du temps à s’établir. Le journaliste doit persuader son interlocuteur qu’il ne le trahira pas. Il cherchera, de son côté, à ne pas se faire manipuler, sachant que nul ne fait de confidences politiques par philanthropie ou par simple sens civique : il s’agit, selon les cas, de se justifier, de mettre en valeur le ‘patron’, d’attaquer ou de discréditer un adversaire, de lancer un ballon d’essai…
L’inconvénient des citations anonymes est que le lecteur ne sait pas à quoi s’en tenir. Qui a prononcé telle phrase ? Dans quelles circonstances ? A-t-elle été prononcée exactement en ces termes ? Il n’y aura jamais confirmation ni démenti.
La charte du Monde, telle qu’elle figure dans son Livre de style, indique que ‘la rumeur doit être bannie, la citation anonyme évitée, la source indiquée aussi précisément que possible, soit par la mention d’un nom, soit par celle d’un entourage (‘dans l’entourage de M. X…’), soit par celle d’une institution (‘à la chancellerie’, ‘à la préfecture de police’, ‘à l’Elysée’, etc.)’.
L’anonymat se justifie évidemment – et s’impose même – dans une dictature ou un pays en guerre civile, quand la personne citée peut risquer sa liberté ou sa vie. Rien n’oblige, en revanche, à truffer de citations anonymes un article sur le CPE ou la candidature socialiste à l’élection présidentielle. Si le journaliste n’est pas autorisé à nommer son informateur, il peut reprendre à son compte, sans guillemets abusifs, une information vérifiée. A lui de rendre vivant son article par d’autres moyens. Il existe d’excellents récits au style indirect, qui ne sont ni abstraits ni ennuyeux.
La politique intérieure n’est pas la seule concernée par le développement des citations anonymes, dans Le Monde comme dans d’autres journaux. Mais elle en subit particulièrement les conséquences, alors que les médias sont les premiers à déplorer la ‘décrédibilisation’ de ses membres. Avec ces guillemets sans propriétaire, on passe de la scène aux coulisses, de la langue de bois aux langues de vipère… Cela finit par donner du monde politique une image très particulière, peut-être aussi fausse que celle des propos lénifiants et des embrassades devant les caméras : un champ de bataille permanent, dont les acteurs passeraient leur temps à ciseler des formules assassines et à aiguiser leurs couteaux.’