‘Ne pas se précipiter. Attendre que les choses se décantent… Ce serait l’attitude la plus sage à propos de l’affaire Clearstream. Mais la manière vigoureuse avec laquelle réagissent certains lecteurs, les questions qu’ils posent avec insistance m’incitent à leur donner la parole.
La première critique concerne la place occupée par cette affaire dans Le Monde. Consacrer six jours de suite, depuis le 29 avril, le titre principal de ‘une’ à Clearstream, ‘n’est-ce pas un peu beaucoup ?’, demande Jean-Frédéric Collet (courriel). ‘Ne se passe-t-il rien de plus important dans le monde ?’
De façon plus polémique, un autre internaute, Jean-Claude Cointepas, écrit : ‘Quatre colonnes à la une le 3 mai, cinq colonnes le 4 avec quatre pleines pages intérieures, bigre, l’affaire monte en importance. Elle doit être aussi grave que celle des chaussures de M. Dumas avec laquelle vous nous teniez naguère en haleine… Merci donc et à demain pour un nouvel épisode de cette merveilleuse histoire qui amuse beaucoup mes enfants.’
Le directeur de la rédaction, Eric Fottorino, fait remarquer que Le Monde révélait des informations : il ne relayait pas celles d’autres médias. Ces faits lui paraissaient suffisamment importants pour être publiés en détail, mais le journal s’est gardé de faire des titres accusateurs.
Une deuxième critique concerne la violation du secret de l’instruction. ‘C’est non seulement illégal, mais particulièrement lâche, estime Marcel Ramin (courriel). Cette pratique déplorable ouvre la porte à toutes les dérives et manipulations, ainsi qu’à toutes les exploitations politiques. Avant que la justice ait pu trancher et découvrir les responsables, ceux-ci sont déjà désignés et cloués au pilori, avec des dégâts irréversibles dans l’opinion, qui en conclura, en tout état de cause, qu’il n’y a pas de fumée sans feu…’
Sur le même ton, Patrick Mayne (Bordeaux) dénonce ‘la gourmandise toute jubilatoire’ avec laquelle Le Monde aurait reproduit l’audition du général Rondot : ‘Dans le même numéro, vous ne manquez pas de tirer des conclusions définitives en évoquant ouvertement la démission du premier ministre. Dans l’attente probablement de celle du président de la République, mais cela sera pour un autre jour : chaque chose en son temps. Vous mettez en cause, vous instruisez, vous décrétez sur un ton péremptoire. A quoi bon avoir des juges puisque vous statuez à leur lieu et place ? (…) En agissant ainsi, vous contribuez fortement au discrédit des autorités civiles de l’Etat et vous favorisez objectivement la cause du Front national que vous dénoncez à longueur de colonnes.’
Les journalistes répondent habituellement que le secret de l’instruction, qui conduirait à étouffer certaines affaires, est inappliqué et inapplicable. D’ailleurs il ne s’adresse pas à eux puisqu’ils ne peuvent être poursuivis que pour recel. Eric Fottorino ajoute pour sa part que l’audition du général Rondot méritait d’être portée à la connaissance des lecteurs et que Le Monde avait pris soin d’authentifier le document avant sa publication.
Troisième critique : vous jouez au Watergate, comme le dit avec ironie Charles Ehlinger, de Saint-Gratien (Val-d’Oise) : ‘Mais quel tintamarre, les enfants, quel vacarme ! Enfin on le tient notre Watergate à nous. Un petit Watergate bien français. Affaire d’Etat, crise des institutions, démission du premier ministre, élections anticipées… Au choix ou tout ensemble ! Un vrai jeu de Meccano de suppositions, de spéculations. A force de montage, on les prend pour des certitudes. Et haro sur les politiques ‘discrédités par l’opinion’. Mais qui fait l’opinion ?’
Même agacement d’un lecteur parisien, Guy Abeille, qui affirme ‘ne pas comprendre pourquoi depuis quelques jours Le Monde monte sur ses grands chevaux en sonnant le clairon tous azimuts.’ Il reproche au journal d’aborder cette affaire ‘avec l’a priori absolu que Dominique de Villepin n’a agi que dans un seul but, obsessionnel, une seule optique, à l’exclusion de toute autre considération : trouver des munitions pour dégommer son concurrent.’ M. Abeille pense que Le Monde ‘s’est construit de toutes pièces une thèse de combat, un mauvais roman’. Selon lui, le journal se fourvoie, ‘il a succombé à ce lieu commun de la pensée selon lequel le pouvoir c’est Dallas ou les Borgia, qu’aujourd’hui toute action au sommet de l’Etat ne peut venir que des motivations les plus basses. Il se regarde parader lui-même sur la scène médiatique, tout gonflé d’importance au spectacle des remous qu’il a provoqués.’
Michèle Faudrin (courriel), qui se déclare de gauche, ne comprend pas : ‘Si le premier ministre n’a pas créé un faux, et s’il n’est pas le corbeau, que reste-t-il à lui reprocher ? D’avoir demandé une enquête ? Mais c’était son devoir de le faire ! Il s’est réjoui d’avoir peut-être enfin une excellente raison d’envoyer au tapis son rival. Et alors ? On lui reproche enfin de ne pas avoir averti Nicolas Sarkozy de l’existence de cette enquête. Mais, s’il l’avait averti, n’aurait-on pas dit que les hommes politiques se serrent tous les coudes ?’
En clair, Le Monde est accusé de vouloir ‘la peau’ du premier ministre. Quand d’autres lecteurs ne le soupçonnent pas de ‘rouler’ pour Nicolas Sarkozy…
Réponse du directeur de la rédaction : ‘Les informations en notre possession mettaient l’accent sur Dominique de Villepin et sur ses contradictions. Si un autre responsable politique avait été au centre de cette affaire, nous aurions réagi de la même façon. Nous ne visons personne et veillons à ne favoriser ou défavoriser aucun candidat à l’élection présidentielle.’
Dans cette affaire de fausses listes envoyées anonymement à la justice, les questions les plus importantes sont celles auxquelles vous n’avez pas répondu, remarquent plusieurs lecteurs. Qui est le faussaire ? Qui est le corbeau ? Et quel était l’objectif de la machination présumée ? Le Monde a bien quelques idées, mais il lui serait reproché – à juste titre – de les exposer sans preuves. On ne fait pas du journalisme avec d’intimes convictions…
A propos, que signifie le mot ‘clearstream’ ? Un lecteur de Garches (Hauts-de-Seine), Geoffrey Nickson, a relevé dans Le Monde du 4 mai ce qui pourrait ressembler à trois définitions différentes. Page 2, dans la chronique de Francis Marmande, il était question de l’Etat, ‘accaparé par ses courants trop clairs (Clearstream)’. Page 33, Dominique Dhombres évoquait ‘Clearstream, ce clair ruisseau qui n’a jamais été aussi trouble’. Page 3, sous la plume d’Anne Michel, on apprenait que ‘Clearstream signifie courant clair en anglais’.
Notre lecteur, qui a lu ‘courant d’air’, demande : ‘Eaux troubles ou air vicié ?’
C’est peut-être un bon résumé du débat. On y reviendra.’