Monday, 18 de November de 2024 ISSN 1519-7670 - Ano 24 - nº 1314

Robert Solé

LE MONDE

"En toute insécurité", copyright Le Monde, 1/6/02

"Plus d?un lecteur du Monde aura été trompé, l?espace d?une seconde, par cette manchette de première page dans le numéro du 28 mai : ?La violence à la télévision? Une nouvelle enquête sur la brutalité et le sadisme de certains films qui perturbent les enfants ? Pas du tout. C?était une relance du débat sur l?attitude des journaux télévisés pendant la campagne présidentielle, accusés d?en avoir trop fait sur l?insécurité. Entre fiction et réalité, on finit par se perdre un peu…

Le mot ?insécurité? est déjà employé à toutes les sauces. Dans Le Monde,au fil des numéros, il est question de l?insécurité au Timor-Oriental ou dans le nord de l?Afghanistan, de l?insécurité routière, de l?insécurité sanitaire, de ?l?insécurité des cartes de crédit?, du ?sentiment d?insécurité des médecins?, du ?sentiment d?insécurité juridique des maires?, ou même de la nécessité de ?créer l?insécurité? chez les cyclistes du Tour de France pour combattre le dopage…

Une lectrice du Monde, Séverine Auffret, philosophe de profession, propose un amendement sémantique. ?L?insécurité civile dans bien des régions du monde, écrit-elle, est une situation où la vie n?est pas assurée ni défendue par un système de lois, de justice et de police, où l?on peut subir la destruction de son domicile et de tous ses biens, être tourmenté pour ses m?urs, ses croyances ou ses opinions sans qu?il ne s?ensuive aucun acte civil. Si l?Europe est affectée de violences diverses, combien n?est-il pas ridicule d?user d?un même terme pour désigner des situations aussi incommensurables ? La petite délinquance et même la grande, et jusqu?à la criminalité qui surgissent çà et là de temps en temps dans tout groupe social, relèvent de l?incivilité. Soyons précis dans nos termes. Réservons celui d?insécurité à ce qu?éprouvent les abandonnés du système, ceux qui souffrent d?une véritable insécurité sociale.?

Le mot ?incivilité? a fait son apparition il y a quelques années. Ou plutôt sa réapparition, car c?est un très vieux mot, dérivant du latin et non de l?américain, comme l?a souligné le criminologue Sebastian Roché dans divers ouvrages. ?Incivilité? désigne généralement un désordre ou un acte agressif, ayant un caractère public, mais qui n?est ni un crime ni un délit à proprement parler. Beaucoup l?assimilent à ?impolitesse? et lui trouvent une connotation laxiste : ce serait une nouvelle façon de minimiser la délinquance, après avoir pudiquement appelé ?jeunes? des voyous notoires, majeurs et vaccinés. Un internaute, François Perrin, dénonce à ce propos des ?lâchetés sémantiques?.

Au-delà du vocabulaire, le journal est accusé par certains lecteurs d?avoir longtemps réduit le débat au ?sentiment d?insécurité?, refusant de se pencher sur des réalités qui crevaient les yeux. ?Pendant deux décennies, écrit Louis Nicolas (Saint-Etienne), Le Monde a parlé avec dédain de l?insécurité. On peut même dire qu?il l?a longtemps niée. Il persiflait sur un ton volontiers goguenard l?obsession sécuritaire de nos compatriotes qui en souffraient et qui étaient aussi les plus pauvres, les plus modestes, les plus fragiles. Par ailleurs, avec un aplomb qui frisait la désinformation, il a longtemps nié contre l?évidence l?implication de jeunes beurs dans la montée des actes d?incivilité, des trafics, des délits et des crimes, alors que souvent leurs premières victimes étaient des étrangers et des Français issus de l?immigration. Je crois que Le Monde se grandirait s?il admettait qu?en minimisant longtemps le phénomène de l?insécurité, en dédaignant les victimes, excusant trop souvent les auteurs, il a pu contribuer lui aussi à désespérer toute une frange de nos compatriotes qui s?est précipitée par dépit dans les bras et dans les urnes du Front national.?

C?est vrai que Le Monde a longtemps eu tendance à minimiser des faits divers dérangeants. Rien n?excuse ce manquement à l?information, même s?il était animé des meilleurs sentiments, à savoir la crainte de nourrir le racisme.

?Les faits divers ne peuvent occuper qu?une place relative dans la hiérarchie de l?information propre au Monde, remarque le directeur de la rédaction, Edwy Plenel. Il est très rare qu?un fait divers ait une portée générale qui dépasse sa dimension locale, singulière et particulière. Cependant, l?insécurité est devenue un thème essentiel du débat public et a été placée au c?ur du débat politique. Sans préjugés ni timidités, notre rôle est à la fois de rendre compte de ce débat et de confronter les discours aux réalités du terrain. L?insécurité ne peut être simplifiée et réduite à une cause unique. Il existe des insécurités qui méritent d?être abordées dans leur dimension plurielle et dans leur causalité complexe.?

Le sujet a été très présent dans le journal au cours du premier trimestre de cette année, avant l?élection présidentielle, avec un nombre sans précédent de manchettes de première page : ?Insécurité : ce que font les maires? (4 janvier), ?Les mauvais chiffres de la délinquance? (29 janvier), ?Jacques Chirac en campagne contre la violence et la peur? (20 février), ?La première enquête sur les victimes de l?insécurité? (27 février), ?Comment la violence s?empare des mineurs? (21 mars), ?La folle tragédie de Nanterre? (28 mars), ?Le tueur de Nanterre s?est suicidé? (29 mars).

Depuis le premier tour de la présidentielle, on assiste à un changement d?angle : le projecteur est braqué sur l?extrême droite et le racisme, registre dans lequel Le Monde a toujours été plus à l?aise. Retour en arrière ? En réalité la question n?est plus traitée tout à fait comme avant, malgré des éditoriaux très fermes. Le journal donne la parole à ceux dont il fustige les propos et les comportements, comme dans la série d?articles publiés ces derniers jours sur ?La libération de la parole raciste?.

Le danger serait évidemment d?en faire trop dans ce sens et de confondre insécurité(s) et xénophobie. Tous les racistes ne sont pas des victimes d?agressions ou de vols ; toutes les victimes ne sont pas racistes… Gardons-nous du manichéisme et des simplifications, en méditant ce témoignage d?une lectrice-internaute, Catherine M?Boudi : ?Issue d?une famille française, j?ai deux enfants métis : pour certains, ce sont des Noirs ; en d?autres latitudes, ce sont des Blancs. Lors de la trêve menant au second tour il y a un mois, jamais autant de gens ne nous ont souri, à mes fils et à moi-même. Dans la vie, rien n?est noir, rien n?est blanc.?"