‘Alerte! Le mot ‘éponyme’ est en train d’envahir les colonnes du Monde. Films éponymes, romans éponymes, sociétés éponymes, villages, montres, associations, écuries… éponymes. A croire que notre univers a brusquement changé ou que ce phénomène nous avait échappé jusque-là.
Dieu merci, il ne s’agit que d’un nouveau tic de langage.
Un premier message d’alerte avait été envoyé à toute la rédaction, il y a un an environ, par le rédacteur en chef technique, Eric Azan. La base de données du Monde, dont il ne se sépare jamais, lui indiquait une courbe affolante: moins de cinq emplois annuels d’éponyme’ jusqu’en 1990, mais soixante-dix-neuf en 2000, cent treize en 2001 et cent vingt-cinq en 2002. A ce rythme, plus une seule colonne du journal ne serait épargnée dans cinquante ans.
Eric Azan a été entendu: l’éponymie, selon mes calculs, a diminué de 43,2 % en 2003. Hélas, la nécessité devait être trop forte puisque l’on enregistre de nouveaux ravages depuis le début de l’année.
Ce ne serait pas grave si ce mot, qui signifie ‘donner son nom à’, était employé à bon escient. Or on a tendance à s’en servir à l’envers, comme le soulignait un lecteur du Plessis-Robinson (Hauts-de-Seine), Jean Portalier, après avoir lu dans Le Monde qu’Arnaud Lagardère avait ‘pris la tête du groupe éponyme’. Information fausse: ‘Ce n’est pas Lagardère Groupe qui a donné son nom à M. Lagardère, de même que ce n’est pas la capitale de la Grèce qui a donné son nom à la déesse Athéna, mais l’inverse.’
Restons sur les mots. Après tout, qu’y a-t-il de plus important dans un journal?
Les modes langagières provoquent parfois des réactions inattendues. Robert Grand, de Saint-Etienne, a été peiné de constater que Le Monde du 1er avril faisait état, à trois reprises, de l’autisme’ de Jacques Chirac, qui n’aurait pas tiré les leçons des dernières élections. ‘Nous savons, nous, ce que signifie ce mot puisque nous avons un fils autiste de 18 ans’, écrit-il.
Danièle Langloys (courriel) commente, pour sa part: ‘Les autistes et leurs parents apprécieraient beaucoup que Le Monde ne se fasse pas systématiquement l’écho de cette mode. Je ne sais qui l’a lancée, mais elle n’est pas acceptable. L’autisme est un handicap qui vaut à ceux qui le subissent des discriminations scandaleuses (absence de scolarisation, de soins, de structures adultes…). La France est à la traîne des pays occidentaux pour la reconnaissance, le diagnostic et la prise en charge de l’autisme ; il n’est pas utile qu’elle se distingue en plus par une insulte.’
De manière plus générale, Mme Langloys demande au journal d’éviter cette fâcheuse tendance qui consiste à transformer en injures les noms de maladies psychiques ou de handicaps’. Sans doute pense-t-elle au mot ‘schizophrénie’, employé à toutes les sauces. Ces derniers mois, Le Monde a fait état de la schizophrénie des ministres en campagne, de la schizophrénie de l’enseignement supérieur, de la schizophrénie de la politique européenne, de ‘la schizophrénie sémantique en Chine’, ou même de ‘la triple schizophrénie’ du système d’indemnisation des intermittents du spectacle.
Les clichés affadissent le journal et le banalisent. C’est souvent l’urgence, mais aussi l’habitude, qui conduit à adopter des formules passe-partout, alors que la langue française offre une magnifique palette de synonymes. Rien n’oblige à employer toujours les mêmes mots et les mêmes poncifs. La richesse du vocabulaire est parfaitement compatible avec la clarté de l’écriture, que le ‘livre de style’ du Monde recommande avec insistance. Les rédacteurs doivent être ‘directs dans leur expression’, choisir ‘résolument la voix active plutôt que la voix passive’, adopter ‘la forme affirmative de préférence à la forme négative’, rédiger ‘des phrases courtes en évitant les rafales de subordonnées’, proscrire ‘les incises à répétition et les précisions entre tirets trop fréquentes’…
Les lecteurs sont en droit de se plaindre quand ce contrat d’écriture n’est pas respecté. A vrai dire, ils ne s’en privent pas. Jean-Louis Malandain (courriel) nous accuse de lui faire perdre son temps. Retraité, d’accord, mais pas oisif… Il a dû relire plusieurs fois la phrase suivante, dans Le Monde du 1er février, pour essayer de la comprendre: ‘En introduisant une étape intermédiaire entre le CDD et le CDI, qui plus est liée à la nature du travail et non pas à la durée de location des services de l’employé, le marché du travail se met en situation de faire un pas de plus vers la fluidité, pour le côté positif, et la précarité, pour son double négatif.’
Vérification faite, il ne s’agissait pas de l’article d’un rédacteur, mais du point de vue d’un professeur d’économie. Ses élèves, au moins, auront compris…
Pierre Boulesteix, de Vanves (Hauts-de-Seine), s’étonne de l’expression ‘tentative d’attentat’, dont l’étrangeté n’avait pas frappé grand-monde jusqu’à présent: ‘Un attentat, remarque-t-il, est, par définition, une tentative criminelle contre quelqu’un ou quelque chose. Certains attentats échouent, mais ils n’en sont pas moins des attentats: ce sont, si l’on veut, des tentatives d’assassinat, des tentatives de destruction, mais non des tentatives d’attentat.’
M. Boulesteix a raison. Je crains néanmoins que l’expression soit trop bien entrée dans le vocabulaire pour en sortir aisément. Et, compte tenu des nuages qui s’amoncellent, elle risque malheureusement de ne pas nous lâcher de sitôt.
Pour sa part, Jean Berry, de Fontenay-aux-Roses (Hauts-de-Seine), a lu dans ‘Le Monde Argent’ daté 15-16 février l’information suivante: ‘Chaque grand-parent peut donner, par décade, à chacun de ses petits-enfants jusqu’à 30 000 euros (contre 15 000 euros auparavant) sans être inquiété par le fisc.’
M. Berry est tombé de sa chaise, et on le comprend: 30 000 euros tous les dix jours équivalent à près de 600 000 francs par mois. Heureux grands-parents qui disposent de telles sommes! Heureux petits-enfants à qui le Ciel a donné des papies-mamies aussi généreux! A moins, erreur classique, que l’auteur de l’article n’ait appelé décade une décennie. Dix jours au lieu de dix ans…
Les confusions de mots ne sont pas les seules à modifier le sens de certaines phrases. Poncifs et clichés peuvent avoir autant de conséquences. Prenons l’expression ‘et autres’, qui fait fureur sur certaines radios et à laquelle peu de rubriques du Monde échappent désormais. On a pris la manie d’écrire ‘Brel, Piaf et autres Trenet’, ‘Fabius, Lang et autres Hollande’, ‘Afghans, Pakistanais et autres Irakiens’… Or, en bon français, le dernier terme doit englober les précédents. Il faudrait écrire par exemple: ‘Les ‘bras de fer’, ‘boucs émissaires’ et autres clichés.’
L’effet de style, recherché de manière systématique, serait seulement agaçant s’il ne donnait lieu parfois à des affirmations étonnantes. Plusieurs lecteurs ont relevé dans Le Monde du 31 mars la phrase suivante: ‘Le 20 février, surpris et irrité par le nombre de gays, lesbiennes et autres transsexuels qui se précipitent chaque jour à la mairie de San Francisco pour s’épouser…’ Encore un scoop du Monde? ‘Je ne savais pas, avoue Serge Darriné, de Bagnolet (Hauts-de-Seine), que tous les gays et lesbiennes voulaient changer de sexe.’‘