‘Un événement chasse l´autre… Du jour au lendemain, plus une ligne, plus un mot sur Hervé Gaymard, éphémère ministre de l´économie et des finances, dont les tribulations immobilières nous avaient tant occupés ces dernières semaines. L´affaire est restée sur le cur de certains lecteurs. Sans doute sont-ils minoritaires, mais leurs réactions illustrent un état d´esprit assez répandu à l´égard des médias.
Yves Gauthier, de Vendôme (Loir-et-Cher), dénonce la place ‘totalement démesurée’ accordée à cette affaire. ‘Que pèse le loyer de M. Gaymard face aux colossaux mensonges, malversations et détournements abyssaux de fonds publics des vingt dernières années ? Que pèse son appartement face aux sommes englouties par Elf Aquitaine ou aux deniers publics utilisés pour loger et protéger jour et nuit la fille cachée d´un président de la République ? Et quel poids accorder aux piteux mensonges d´Hervé Gaymard face à ceux de François Mitterrand (maladie, écoutes téléphoniques…) ?’ M. Gauthier demande si le rôle du Monde est de ‘caresser ses lecteurs dans le sens du poil en leur permettant de se défouler sur les hommes politiques à la moindre incartade’.
Dans un courriel du 25 février, Quentin Dubreuil (Paris), ironisait : ‘Je suis très impressionné par la belle précision du journal, par son ardeur à rendre compte dans tous ses détails de cette passionnante affaire, si importante, à côté de laquelle `les restes´ de l´actualité semblent bien futiles. Est-ce que dans la vie politique française, même récente, le journaliste bien informé n´a pas vu passer des abus bien plus condamnables, sans s´en émouvoir ni en faire ses gros titres ?’
Le Monde n´est pas à l´origine de l´affaire Gaymard, révélée par Le Canard enchaîné. Il ne s´est pas non plus précipité pour la faire sienne. Lui a-t-il cependant attaché trop d´importance ensuite ? Il n´y avait aucune raison de minimiser un événement aux effets ravageurs. Médias ou pas, les Français se sont immédiatement enflammés devant le faux pas de leur ministre, dont les 14 000 euros de loyer mensuel étaient en contradiction flagrante avec sa volonté affichée de réduire les dépenses publiques.
Courrier significatif, envoyé en pleine tempête par des lecteurs de Marcq-en-Barœul (Nord), Judith et Michel Robichez : ‘Avec deux couples amis, nous nous sommes amusés, un peu par jeu, un peu par dérision, à additionner les montants annuels de nos impôts sur le revenu. Surprise ! Un total de 14 500 euros pour six actifs. Ainsi, six années de travail cumulées permettaient à notre ministre des finances de se loger… pendant un mois ! Nous nous sommes dit que les 500 euros restants devaient lui permettre de fleurir son modeste logis…’
Le Monde, qui avait fait preuve d´une certaine retenue au début de cette affaire, ne s´est pas privé d´y consacrer articles et gros titres quand le ministre a commencé à s´empêtrer dans des déclarations contradictoires. De quoi décevoir Michel Ruppli, de Vaison-la-Romaine (Vaucluse), qui accuse ‘les journalistes’ en général d´avoir déversé ‘des flots, des torrents d´encre très noire’ sur ce pauvre M. Gaymard. ‘Je croyais, écrit-il, que Le Monde éviterait d´en rajouter. Las ! Tout en s´inquiétant de l´impact du syndrome ‘tous pourris’, le journal n´a rien fait pour minimiser cet impact et y a même contribué allégrement.’
Des lecteurs, s´en prenant ‘aux médias’ sans distinction, sont persuadés que l´événement n´existe que par l´importance qu´on veut bien lui donner. Philippe Roubet (Toulon) se souvient d´une boutade de Cocteau : ‘Pour que les dieux s´amusent beaucoup, il faut que leurs victimes tombent de haut.’ Il commente : ‘Voici donc M. Gaymard sacrifié sur l´autel de la rectitude ‘citoyenne’ par les nouvelles divinités de ce début de millénaire : les médias, usant avec délectation de leur exorbitant pouvoir d´amplification sélective. Peu importe finalement la justesse du combat et la repentance du coupable : il est si tentant et si réconfortant de couper de temps en temps une tête de puissant.’
L´accusation de démagogie revient dans plusieurs courriers. Pourquoi l´un des ministres les plus importants du gouvernement serait-il moins bien logé qu´un préfet ou un diplomate en poste à Paris ? Devait-on comparer les conditions de vie d´Hervé Gaymard à celle des Français ‘d´en bas’ ? Ne fallait-il pas plutôt mettre ses revenus en parallèle avec ceux des grands chefs d´entreprise ? ‘Il est de bon ton d´accepter des footballeurs à 200 000 euros et des PDG à 400 000 euros par mois, mais de ne pas tolérer un ministre des finances à 30 000 euros, avantages en nature inclus’, souligne Alex Perret (Aix-en-Provence).
Le portrait des époux Gaymard, publié dans Le Monde du 28 février sous la plume de Raphaëlle Bacqué, a particulièrement retenu l´attention. Et donné lieu à des commentaires diamétralement opposés… ‘Un portrait au vitriol’, s´indigne Jean-Luc Chagnon (Valenciennes). ‘Comment osez-vous publier un article aussi absurdement élogieux ?’, demande Pierre-Henri Wunderlich (Paris). ‘Merci au Monde pour sa mesure à propos de l´erreur médiatique d´un couple, qui, au demeurant, apparaît comme éminemment sympathique’, écrit le docteur Julien Cuttoli (courriel). ‘On a l´impression que vous voulez vous racheter d´être allé trop loin dans ce battage médiatique’, estime Jean-Louis Bélet, de Nouzilly (Indre-et-Loire).
Ces lectures contradictoires d´un même article sont plutôt bon signe… ‘Je n´ai cherché ni à défendre ni à accabler Hervé et Clara Gaymard’, affirme la rédactrice en chef du service France, qui suit le parcours politique du couple depuis 1993. Jusqu´ici, il n´y avait aucune raison de parler de l´épouse du ministre, mais, à partir du moment où la présidente de l´Agence française pour les investissements internationaux (AFII) a été mise en cause elle aussi dans la fameuse location, la réserve ne se justifiait plus.
‘Un portrait doit, à mes yeux, être nuancé, dit Raphaëlle Bacqué. J´ai voulu raconter l´alliance et le parcours de deux jeunes gens issus de l´ENA qui, dans une période où la plupart de leurs condisciples choisissaient des salaires bien plus élevés dans le privé, ont préféré la fonction publique et la politique. J´ai voulu aussi montrer des personnalités plus ambitieuses qu´opportunistes, restées fidèles à leur mentor, Jacques Chirac, dans le moment politique le plus difficile pour lui (entre 1993 et 1995), et qui, en retour, a ‘fait’ leur carrière. Montrer enfin que ces enfants gâtés du pouvoir avaient vécu dans un monde très protégé qui leur faisait sans doute perdre le contact avec certaines réalités.’
Les lecteurs du Monde n´ont vraiment découvert Hervé Gaymard qu´au moment où il quittait la scène. N´est-ce pas trop tard ?, demande d´un ton vif une lectrice d´Apt (Vaucluse), Geneviève Chaigneau : ‘On ne tire pas sur une ambulance… Des analyses pertinentes sont utiles à la démocratie quand elles viennent au bon moment. Toutes ces informations sur Hervé Gaymard nous auraient peut-être intéressés au lendemain de sa nomination. Si vous avez les mêmes pour son successeur, ayez donc le courage de les publier avant qu´il ne soit remercié à son tour.’
L´actualité est ainsi faite qu´il faut parfois un incendie pour que l´on découvre ce qui a brûlé. Les portraits posthumes sont souvent les plus éclairants. Sachant toutefois qu´un homme politique de 44 ans, foudroyé en pleine ascension, finit tôt ou tard par ressusciter…’