Friday, 22 de November de 2024 ISSN 1519-7670 - Ano 24 - nº 1315

Robert Solé

‘On votera donc le 29 mai, par oui ou par non. Mais sur quoi exactement ? Dans l´abondant courrier que Le Monde reçoit à propos du référendum, il est question tout à la fois, et sans aucune hiérarchie, du chômage, de la Turquie, de Jacques Chirac, de la Constitution européenne, de la laïcité, de la directive Bolkestein, des Chinois, des bobos, des plombiers polonais, des stock-options et même de l´heure d´été… De quoi donner le tournis aux lecteurs eux-mêmes. ‘Faut-il répondre oui à la question que l´on nous pose ou non aux questions que l´on ne nous pose pas ?’, demande Jean-Claude Debuisser, de Montigny-le-Bretonneux (Yvelines).

‘Pour ma part, écrivait le mois dernier Anne-Marie Matherat (Paris), ce que j´attends du journal, c´est une analyse, sur plusieurs numéros, des principales nouveautés de ce texte par rapport au fonctionnement actuel de l´Europe, en donnant chaque fois une opinion pour et une opinion contre.’ Cette lectrice n´était pas la seule à réclamer des explications claires et non partisanes, permettant de saisir les conséquences concrètes d´un tel traité.

Le Monde a commencé par publier une page hebdomadaire, en prenant soin de ne pas limiter ce débat à une dimension hexagonale. Puis, constatant l´intérêt grandissant des Français, il a abordé chaque jour une question particulière. Le numéro du 19 avril battait le record, avec l´étude de la libre concurrence en page 8, un dossier sur ‘Les contours de l´Union’ en page 16 et un cahier entier du ‘Monde Economie’ sur les aspects économiques et sociaux du traité. Sans compter, bien sûr, l´actualité liée au référendum, qui occupait près de deux pages, ainsi que les chroniques et les débats. A quarante jours du vote, commençait déjà à se profiler le danger d´un tsunami explicatif…

Un comité de rédaction, réuni le 19 avril, a fait le point sur cette ‘couverture’ européenne, en s´interrogeant sur la suite. Faut-il analyser à la loupe, article par article, un texte complexe, alors que la polémique porte sur la question plus générale de l´Europe et, au-delà, sur un malaise français ? Peut-on s´en tenir à des explications techniques, alors que le débat est de plus en plus politique ? Le Monde estime qu´il doit l´un et l´autre à ses lecteurs : il continuera à entrer dans le détail du traité constitutionnel, tout en publiant une série d´articles sur la construction de l´Europe, ses grandes étapes, ses réalisations, ses échecs.

Comme la plupart des médias, le journal s´est laissé surprendre par l´ampleur du non. On avait assisté à un phénomène similaire en avril 2002 avec le succès électoral de Jean-Marie Le Pen. Il fallait s´y attendre, souligne un lecteur internaute, Francis Wouts : ‘Depuis une vingtaine d´années, à toutes les consultations, sauf rares exceptions, les Français votent non.’ Et il ajoute avec malice : ‘Dès lors, pour obtenir sans risque inutile un vote positif le 29 mai, il eût suffi de formuler la question ainsi : désapprouvez-vous le projet de Constitution européenne ?’

Plus sérieusement, le comité de rédaction s´est demandé comment ne pas perdre le contact avec le pays réel. Ne faut-il pas développer un journalisme ‘de terrain’, au plus près des gens et des faits ? Ce qui ne veut pas dire épouser l´air du temps. En soixante ans d´existence, Le Monde a choisi bien des fois d´être à contre-courant…

Des partisans du non sont les plus nombreux à nous écrire. Critiquant les médias en général, quand ce n´est pas la fameuse ‘classe politico-médiatique’, ils se plaignent, comme Franz Ehrhard (Besançon), de ‘subir depuis plusieurs semaines le rouleau compresseur éditorial qui exhorte à voter oui’. Résultat ? ‘Je vais voter non. J´ai horreur qu´on me force la main’, écrit Claude Thénault, d´Eaubonne (Val-d´Oise).

Jean-Paul Villette, d´Oberhausbergen (Bas-Rhin), est fidèle au Monde depuis 1967. ‘Vos prises de position, écrit-il, m´ont quelquefois contrarié, c´est une raison supplémentaire de vous lire : je suis comme Bertolt Brecht, je ne supporte que la contradiction. Je voterai non ; Le Monde fait campagne pour le oui, jusque-là tout va bien. Le problème, c´est que toutes les télés, toutes les radios, tous les journaux font campagne pour le oui, et prennent les partisans du non pour des billes.’

Une lectrice de Montpellier, Caroline Berger, s´indigne : ‘Arrêtez de nous culpabiliser en nous faisant croire que voter non au référendum engage l´avenir de l´humanité ! Il s´agit d´être d´accord ou non sur un texte… Rien à voir avec le fait d´être européen ou non !’ Le qualificatif de ‘souverainiste’ fait bondir certains lecteurs. Et quand une chronique du Monde leur reproche de mêler leur vote à celui de Jean-Marie Le Pen, c´est une levée de boucliers ! ‘Vous avez des lecteurs qui sont pour le non, avec de très bonnes raisons. Vous leur devez un minimum de respect’, écrit Jean-Claude Carcenac, qui a mis fin à son abonnement.

C´EST un fait : Le Monde est favorable à la Constitution européenne, et ne cherche pas à le cacher. Des lecteurs constatent que pratiquement toutes les chroniques et analyses publiées depuis le début de la campagne ont été favorables au oui. Ils ont relevé aussi, entre la mi-février et la mi-avril, que les libres opinions allant dans ce sens étaient deux fois plus nombreuses que les autres. Ces derniers jours, un plus grand équilibre a été recherché, mais des lecteurs ne manquent pas de voir une machination dans les moindres détails : telle photo d´un meeting d´extrême gauche maladroitement légendée ; telle définition d´une grille de mots croisés…

Un lecteur lyonnais, Bernard Collonges, écrit : ‘Dans le cas où la rédaction du Monde souhaiterait conserver son parti pris en faveur du texte actuel du traité (ce qui est, bien sûr, son droit le plus absolu), il me semble qu´un minimum de déontologie exigerait que ce parti pris soit clairement énoncé, plutôt que de feindre une fausse objectivité qui relève de la tromperie.’

Le Monde s´est déjà prononcé pour le oui lorsque les socialistes ont organisé leur référendum interne. Mais il le fera plus solennellement, et sans attendre la veille du vote, en réaffirmant son attachement à une construction politique de l´Europe. La rédaction ne surévalue pas l´effet d´une telle prise de position : pour les lecteurs, elle n´est qu´une pièce versée au dossier. Le journal n´est pas jugé sur un éditorial, mais sur la manière dont il rend compte, jour après jour, du débat.

Se prononcer pour le oui ne devrait nullement empêcher Le Monde de couvrir la campagne de façon honnête, sinon équilibrée, en respectant ceux qui choisissent de voter autrement. Y compris au sein de la rédaction, puisqu´un scrutin interne, organisé par simple curiosité, a donné, pour 138 votants, deux tiers de oui et un tiers de non…’