Friday, 22 de November de 2024 ISSN 1519-7670 - Ano 24 - nº 1315

Robert Solé

‘Dans le courrier des derniers jours, cette lettre très brève, signée Henri Pénichot, abonné de Chorges (Hautes-Alpes) : ‘Tant que Le Monde publiera des opinions non convenables, comme la ‘Lettre d´un enfant mal structuré de mai 1968’ (Julien Millanvoye, page Débats du 2 novembre), Le Monde restera mon journal (malgré quelques évolutions désagréables).

On peut supposer que M. Pénichot approuve l´auteur de cette tribune, qui s´en prenait avec vivacité aux dirigeants du Parti socialiste, leur reprochant de ‘ne plus nous faire rêver’ et les invitant à céder la place. Mais, après tout, notre lecteur et abonné pourrait aussi se féliciter d´avoir été bousculé par une opinion contraire à la sienne. L´un des rôles des pages Débats n´est-il pas de déranger, d´ébranler des certitudes et de faire voir les choses autrement ?

Le Monde publie en moyenne trois tribunes par jour, ce qui représente un peu moins de 5 % des textes reçus. S´y ajoutent entre trois et cinq lettres quotidiennes dans le Courrier des lecteurs, qui occupe plus d´espace dans le journal depuis le 20 janvier.Etre publié en Débats est le vœu de nombreuses personnes, qui reprochent à ces pages d´être inaccessibles au commun des mortels. C´est le cas de Laurent Gavelle, d´Issy-les-Moulineaux (Hauts-de-Seine), directeur de services pour personnes handicapées. ‘J´ai l´impression, écrit-il, que cet espace se limite aux interventions d´habitués, sortes d´experts officiels au travers d´un discours savant et d´une notoriété qui vaut systématiquement compétence, et surtout pertinence. Ces pages me semblent plutôt réservées aux logorrhées des représentants du politiquement correct dont certains ont leurs ronds de serviette avec leurs dogmes tenaces et leurs idées rabâchées. (…) Je ne devrais pas cracher dans la soupe puisque je suis régulièrement publié dans la rubrique ‘courrier’. Mais aucun de mes textes n´a été retenu pour les pages Débats, espace privilégié qui ne saurait être accessible au simple citoyen.’

Dans une précédente chronique, je soulignais que même des ministres pouvaient voir leur texte refusé. Cela m´a valu un long commentaire d´un enseignant de Nantes, Jean Latreille, qui s´exprime au nom des exclus : ‘Que d´éminentes personnalités voient leur article refusé ne justifie en rien que l´on refuse les nôtres ! Au contraire, en disant cela, vous nous reléguez un peu plus dans le camp des sans-voix, en nous demandant de compatir sur le sort de ces pauvres détenteurs du pouvoir intellectuel et financier auxquels vous refusez vos colonnes.’

Et qu´on ne dise pas à M. Latreille que beaucoup d´auteurs proposent directement leurs textes au Courrier des lecteurs. ‘Evidemment, ils procèdent ainsi car ils ont su intégrer la contrainte, et ne demander que ce qu´on veut bien leur donner (c´est une logique fréquente chez les classes dominées).’ Ce professeur de lycée avait cosigné avec trois de ses collègues une tribune libre sur ‘une défense circonstanciée et passionnée du métier d´enseignant’. Le texte n´a pas été retenu par Le Monde, remarque-t-il, ‘pour des raisons qui vous appartiennent et que je ne discute pas’. Mais il a eu la mauvaise surprise de lire, peu après, deux tribunes allant dans le même sens, qui portaient des signatures prestigieuses.

M. Latreille met Le Monde au défi de privilégier les anonymes : ‘Serait-il politiquement acceptable qu´un journal lu par les élites fasse savoir à celles-ci, par le biais de ses deux pages centrales, que des centaines, des milliers de citoyens, ont déjà les armes pour parler en leur nom propre ? Et le faire, sinon mieux, tout aussi bien qu´eux ? Que risque Le Monde à essayer ? Au pire, fâcher quelques élites médiatiques, en les mettant au chômage technique. Au mieux, être un support aussi exhaustif que possible de l´expression citoyenne.’

Dans les tribunes publiées, quelle est la proportion de personnalités connues ? Le responsable des pages Débats, Michel Kajman, est bien en peine de répondre : il ne travaille pas avec un décimètre ou une calculette, et, pour faire ses choix, ne consulte pas un quelconque barème. Il ne lui viendrait pas à l´idée, même après coup, de se livrer à ce genre de statistiques.

J´AI reçu à ce propos un petit livre jaune, intitulé Du bon usage des tribunes du ‘Monde’, qu´a édité une Association de citoyens contre la désinformation (87, quai de la Gare 75013 Paris, www.desintox.asso.fr). Je m´attendais au pire, surtout avec un nom aussi désagréable. En réalité, malgré des critiques et quelques affirmations à l´emporte-pièce sur lesquelles il y aurait beaucoup à dire, c´est une analyse plutôt sereine des points de vue figurant dans le journal. Cette étude indique qu´en 2003 Le Monde a publié 710 tribunes, dont 159 commençaient en première page. Les auteurs appartiennent notamment aux milieux de l´Université et de la recherche (251), de la politique (207), de l´art et de la culture (74), du monde associatif et syndical (61), des médias (43), de l´économie (33) et de la justice (26). Parmi eux, une quarantaine d´étrangers, majoritairement des pays anglo-saxons.

Dans l´ensemble, ‘ce ne sont pas des citoyens ordinaires’ qui ont accès à la page Débats, affirme le petit livre jaune. La plupart des textes ‘émanent de gens de qualité, dissertant avec brio sur des thèmes valorisants’. Et ‘ce club est essentiellement masculin’: seuls 12,2 % des textes publiés portent la signature d´une femme. ‘Il est possible que les femmes se bousculent moins que les hommes pour ‘passer dans Le Monde’, mais il semble bien que le journal ne fasse rien pour corriger cette tendance’, commente l´association Désintox.

En 2003, certains signataires ont eu accès à plusieurs reprises aux pages Débats : quatre points de vue pour des dirigeants politiques comme Valéry Giscard d´Estaing ou Michel Barnier, quatre aussi pour l´écrivain Pascal Bruckner, et même sept (dont trois en tant que cosignataire) pour son confrère André Glucksmann, philosophe et essayiste, qui a remporté ainsi le titre de premier débatteur de l´année. ‘Pourquoi cette place privilégiée dans les tribunes du Monde, demande l´association, alors que, sur l´Irak, les positions d´André Glucksmann diffèrent de celles du journal ? Parce qu´il est unique en son genre ? Parce qu´il contribue à instiller une dose de bouffonnerie dans un ensemble trop ‘bon chic bon genre’ ? Parce que c´est un copain ? Difficile à dire…’

Je retiens plutôt la réponse de Michel Kajman : ‘André Glucksmann possède une liberté de ton et une manière de s´abstenir du politiquement (ou du diplomatiquement) correct qui correspondent bien aux ambitions des pages Débats.’ Autant dire que l´objectif de celles-ci n´est pas, contrairement à ce qu´affirme le petit livre jaune, de courir après ‘des responsables politiques de haut rang, qui signent des textes soporifiques, convenus, rédigés en ‘langue de bois’ européenne’.

Comment les tribunes sont-elles choisies ? Le premier critère est la force d´un texte et son originalité, mais aussi son lien avec l´actualité. Quant à la notoriété de l´auteur – ne soyons pas hypocrites – elle compte, bien sûr : on ne va pas refuser un texte de l´abbé Pierre, de Bill Clinton ou de Woody Allen…

Les pages Débats essaient de concilier, à la fois, les différents points de vue et les différents types d´auteurs. Elles ne veulent pas s´enfermer dans un genre ou un style particuliers : d´où, par exemple, les longueurs très différentes des points de vue publiés. Il ne saurait y avoir un formatage des tribunes libres.

Le Courrier des lecteurs, lui, oblige à la concision. Je rappelle que, contrairement aux Débats, il ne dépend pas de la rédaction en chef, mais du médiateur. Là aussi, ne peut être publiée qu´une toute petite partie des textes reçus. Ou, le plus souvent, des extraits de ces textes, car ils sont, une fois sur deux, beaucoup trop longs.

Le Courrier n´a pas pour vocation de paraphraser ce qui a été déjà écrit par les journalistes. Dans la sélection quotidienne, toujours difficile à faire, on privilégie les éclairages différents, les compléments et les précisions, les témoignages intéressants. Bref, les voix qui ne se sont pas encore fait entendre. Le Monde a la chance de compter parmi ses lecteurs des milliers de spécialistes, dans tous les domaines, mais aussi mille regards et sensibilités différentes dont il serait dommage de se priver.

Les signataires du Courrier sont pour la plupart des… non-célébrités. Mais l´accès de cet espace n´est pas interdit à des personnes en vue : rien ne les empêche de défendre elles aussi une idée en vingt ou trente lignes bien tournées.’