Friday, 22 de November de 2024 ISSN 1519-7670 - Ano 24 - nº 1315

Robert Solé

‘Attirer le regard, surprendre, amuser ou émouvoir… Une publicité n´est pas faite pour passer inaperçue. Celle de l´Association internationale des victimes de l´inceste (AIVI), publiée dans Le Monde du 11 février, ne risquait pas d´échapper aux lecteurs.

‘J´ai d´abord pensé à un canular ; de très mauvais goût, je vous l´accorde, écrit Catherine Coudray (courriel). Puis, m´y reprenant à plusieurs fois, car il faut un certain temps pour ‘l´apprécier’ dans sa totalité, c´est de l´incrédulité qui m´a submergée et du dégoût. Cela doit faire environ une vingtaine d´années que je lis Le Monde. Je n´avais jamais constaté jusqu´à présent un tel irrespect envers nous, vos lecteurs, une telle abjection.’

Couleur rose bonbon, cette publicité montrait une boîte de poupée Barbie contenant… une langue. ‘Une vraie langue de papa’, indiquait le texte. Avec d´autres précisions aussi suggestives : ‘Bouge quand on la touche’ ou ‘Salive vendue séparément’. Tout cela pour dire : ‘A ce jeu-là, les enfants sont toujours perdants. 72 % des infractions sexuelles sont perpétrées dans le cercle familial.’

Un lecteur de Palaiseau (Essonne), Jacques Cadelec, n´a pas de mots pour exprimer son indignation : ‘Cet amalgame entre un jouet d´enfant et un morceau du corps humain est inqualifiable. On ne combat pas l´abjection par l´abjection.’

En découvrant l´encart en question, Jean-Pierre Ancillotti, de Vallauris (Alpes-Maritimes), a eu, lui aussi, ‘un haut-le-cœur’. Il réagit en professionnel, à triple titre : ‘Psychologue, je me demande si vous vous êtes interrogés sur cette manière de stigmatiser les pères comme abuseurs potentiels, en les désignant comme suspects a priori. Thérapeute familial, je me dis que vous n´avez aucune idée de la complexité des relations intrafamiliales et de ce qu´une telle parution peut engendrer dans des familles fragilisées ou déstructurées. Expert près les tribunaux, je suis certain que vous n´avez pas imaginé ce que de tels procédés peuvent engendrer comme fausses déclarations, faux souvenirs, dénonciations calomnieuses, avec les effets désastreux que cela risque d´entraîner.’

En fait, personne, au journal, n´a eu le temps de se poser ces questions. Cette annonce, élaborée par l´agence V, n´a pas été soumise à approbation, comme elle aurait dû l´être. Transmise par informatique, elle est arrivée directement à la fabrication, et la rédaction en chef n´en a eu connaissance qu´au dernier moment, alors qu´elle était déjà en page.

Pourtant, selon la charte publicitaire du Monde, les publicités tenues pour litigieuses doivent être soumises au directeur de la rédaction. Celui-ci ‘veille à ce que le contenu des messages publicitaires publiés dans le quotidien ou ses suppléments ne puisse entraîner de poursuites judiciaires pour outrage aux bonnes mœurs ou incitation au meurtre ou à la haine raciale’. Mais l´AIVI avait déjà fait paraître un encart dans Le Monde du 20 novembre 2004 sans que cela suscite de réactions, et cette deuxième parution était considérée comme la suite d´une campagne qui ne posait pas de problème.

IL faut dire que la première annonce, portant la signature de l´agence de Jacques Séguéla, Euro RSCG, était moins crue, quoique plus ‘sexualisée’. On y voyait une poupée gonflable, couchée dans un lit, accompagnée d´un slogan simple et clair : ‘Les enfants ne sont pas des objets sexuels. Luttons contre l´inceste.’

La deuxième annonce – à la fois plus brutale et plus contournée – est qualifiée de ‘saloperie’ par un lecteur de Foix (Ariège), Marc Alzieu : ‘Après les vies brisées des accusés d´Outreau finalement innocentés, après la couverture médiatique délirante des affaires de pédophilie, on avait compris que le vice était peut-être aussi, un peu, chez ces dénonciateurs zélés d´affaires parfois hypothétiques. On n´est donc pas vraiment surpris de la tonalité ‘gore’ de cette publicité. Mais que Le Monde accepte l´insertion dans ses pages d´une telle horreur, voilà qui laisse songeur. Les recettes publicitaires du quotidien sont-elles descendues à un niveau si bas ?’

Non : dans les deux cas, Le Monde n´a pas gagné d´argent. Ces annonces (qui ne seront pas suivies d´autres) ont été accordées à titre gracieux.

L´Association internationale des victimes de l´inceste (AIVI) a été créée en décembre 2000. Elle dispose d´un site Internet (Aivi.org) et doit d´ailleurs son existence à un premier message lancé sur la Toile, comme une bouteille à la mer, par sa présidente, Isabelle Aubry. Ses membres fondateurs se qualifient de ‘survivants de l´inceste, français, canadiens et belges’. L´AIVI est ouverte ‘aux victimes, à leurs proches et à toute personne dans le monde désireuse de soutenir la cause qu´elle défend’. Son premier objectif, en France, est de faire évoluer la législation, pour que l´inceste soit reconnu comme ‘un crime spécifique, imprescriptible’, et que soit mis en place ‘un protocole de prise en charge pluridisciplinaire des victimes’. En 2004, l´association avait lancé une campagne de sensibilisation consistant à réunir puis à distribuer ‘50 000 nounours, symboles de l´innocence et de l´enfance’.

Isabelle Aubry précise que trois ‘visuels’ publicitaires lui ont été proposés par l´agence V., après avoir été refusés par d´autres associations. Outre ‘la vraie langue de papa’, il y avait ‘la main baladeuse de tonton’ et ‘le doigt tripoteur du frangin’. Tous de la même eau.

L´AIVI les a jugés ‘très évocateurs de la réalité de l´inceste, qui commence très souvent par un jeu, pour apprivoiser l´enfant’. Elle a fait même ajouter sur la boîte rose de la ‘langue de papa’ des annotations supplémentaires, comme ‘ne laisse pas de traces’. Le Bureau de vérification de la publicité (BVP) a été moins enthousiaste : ces trois ‘visuels’ n´ont pas été autorisés pour un affichage public.

Les réactions suscitées parmi les lecteurs du Monde n´étonnent pas plus Mme Aubry qu´elles ne l´impressionnent : ‘Plus le déni de l´inceste est fort, plus les adultes sont choqués par la publicité. Nous, nous sommes des victimes de l´inceste. Nous voulons que la société prenne conscience de l´horreur de ce fléau, étouffé par le silence. Nous ne ferons pas l´économie de choquer des adultes si ça permet de protéger des enfants.’

Une publicité de mauvais goût ? Là aussi, Mme Aubry ne comprend pas. ‘Croyez-moi, ce que nous avons vécu était de bien plus mauvais goût que ça ! Qu´est-ce qui est le plus choquant ? Une publicité de ce genre ou un enfant qui se fait violer tous les soirs ? Les enfants à qui nous avons soumis ces ‘visuels’, avant publication, n´ont pas été choqués. Après la parution dans Le Monde, des revues pour jeunes ont décidé de les publier à leur tour. Je m´apprêtais d´ailleurs à écrire à votre rédaction pour la remercier…’

Si cet encart publicitaire lui avait été soumis à temps, la rédaction en aurait certainement discuté. Pour le refuser ? Exiger des modifications ? Cette affaire conduit à se demander si une cause aussi noble que la défense des victimes de l´inceste peut se servir d´une forme d´expression aussi détestable que le ‘visuel’ rose bonbon du 11 février. Il existe d´autres manières, moins vulgaires et sans doute plus efficaces, de sensibiliser les lecteurs du Monde à ce drame.’