‘Grands consommateurs de loisirs culturels, les lecteurs du Monde attendent de leur journal une aide pour choisir des livres et des émissions de télévision, mais aussi des films, des pièces de théâtre, des concerts, des expositions… C’est le rôle des fameuses ‘critiques’, ces articles inclassables, autorisés à mêler information et commentaire, dans lesquels le journaliste peut émettre des jugements tranchés, quitte à s’attirer ensuite les reproches de spectateurs mécontents.
Mais voici une protestation d’une autre nature que nous adressent deux lecteurs à propos de Match Point, le dernier film de Woody Allen. ‘Il est regrettable que vous nous ayez dévoilé l’intégralité du scénario et de l’intrigue dans Le Monde du 25 octobre, écrit Jean-Benoît Cottin. Vous nous enlevez ainsi une part importante du plaisir de la découverte. On en arrive à la situation paradoxale de se garder de lire les critiques de films avant d’avoir vu ceux-ci en salle, de peur d’en apprendre trop !’
Le courriel de Sylvie Dusoulier va exactement dans le même sens : ‘Faisant une analyse psychologique intéressante du film de Woody Allen, Jacques Mandelbaum dévoile la quasi-totalité de l’histoire : voilà de quoi gâcher le plaisir du spectateur. La leçon que j’en tire, c’est qu’il ne faut pas lire la critique avant d’avoir vu le film…’
Jacques Mandelbaum (qui assure les critiques de films au Monde avec Jean-Luc Douin, Thomas Sotinel, Jean-François Rauger et Isabelle Regnier) est ‘complètement d’accord’ avec la revendication de nos deux lecteurs, mais il n’a pas eu l’impression, dans cet article, de raconter le film. Toujours est-il que ce genre de reproche revient de temps en temps, pour des films comme des romans dont on aurait révélé un peu trop l’intrigue.
Jean-Luc Douin connaît d’autant mieux cette plainte qu’il est critique de cinéma après avoir été critique littéraire. ‘Notre première tâche, dit-il, est d’informer le lecteur le plus exactement possible du contenu d’un film ou d’un livre. La deuxième est d’offrir des clés de compréhension ou des pistes de réflexion. Notre avis ne vient qu’en troisième position.’
Il faut, chaque fois, trouver le bon équilibre : informer sans déflorer, mais informer exactement, car les lecteurs ne pardonneraient pas au journaliste de leur avoir caché certains aspects d’un film, susceptibles par exemple de traumatiser de jeunes spectateurs. Par ailleurs, l’originalité d’une oeuvre dépend parfois d’un rebondissement spectaculaire : il n’est pas possible de la présenter et de l’analyser sans y faire allusion.
Les lecteurs doivent-ils se résigner à ne prendre connaissance de l’article qu’après avoir vu le film ? C’est ce que font, par principe, certains cinéphiles aguerris. Mais que resterait-il alors du rôle de conseil exercé par la critique ?
‘La prescription est importante dans la mesure où il y a une offre pléthorique de films en France, remarque Jacques Mandelbaum. Notre souci est d’aider le lecteur à trouver son chemin dans cette jungle, où se côtoient le pire et le meilleur.’
En matière de cinéma, Le Monde a choisi l’exhaustivité : il présente et critique chaque mardi (numéro daté mercredi) la totalité des nouveaux films. Leur nombre a nettement augmenté ces dernières années — dix ou quinze par semaine —, ce qui pose à la rubrique cinématographique des problèmes d’organisation et de place.
Mais cette exhaustivité est considérée comme un service aux lecteurs, qui disposent ainsi de toute la palette. Le journal ne peut pas adopter la même règle pour les concerts ou les pièces de théâtre, et encore moins pour les livres, qui sont beaucoup trop nombreux.
Il arrive à plusieurs critiques du Monde de voir le même film en avant-première et de l’apprécier différemment. ‘C’est celui qui l’a préféré qui prend la plume, pour lui donner le maximum de chances, précise Thomas Sotinel. Sachant que nos critères de jugement ne sont pas seulement esthétiques. Un film assez maladroit dans sa forme peut montrer des choses passionnantes.’
Un lecteur affirme que Le Monde du 23 novembre ‘lui est tombé des mains’ quand il a vu en première page une photo du dernier film de Valérie Lemercier, Palais royal. Il pensait avoir affaire à un journal sérieux…
Jean-Luc Douin, qui n’a pas détesté cette comédie grinçante, remarque : ‘On a longtemps reproché à la critique son élitisme. Un quotidien de grande diffusion doit faire une place aux films qui intéressent le plus grand nombre. Et ce ne sont pas nécessairement des navets. Heureusement, il y a aussi des films populaires qui sont des films de cinémathèque !’
Une critique ne s’adresse ni aux professionnels du cinéma… ni aux autres critiques. Dans la nouvelle formule du Monde, le souci est, à la fois, d’éviter l’hermétisme et d’affirmer plus clairement des choix. Ce qui ne veut pas dire pontifier, asséner des jugements à l’emporte-pièce ou donner des leçons de cinéma.
D’une manière générale, Le Monde cherche une plus grande proximité avec ses lecteurs. C’est le sens de la troisième partie du journal, intitulée ‘Rendez-vous’, où les pages culturelles voisinent avec les pages ‘vie quotidienne’, au risque de s’y confondre typographiquement.
Depuis un certain temps déjà, le cinéma ne se réduit plus à la critique. On l’aborde sous tous les angles — artistique, technique, économique, sociologique — en variant les modes de traitement : enquêtes, reportages, portraits, interviews ou analyses.
La liste des articles consacrés au septième art depuis le début de novembre est impressionnante. Indépendamment de plusieurs dizaines de critiques de films, il y a été question des retombées financières des tournages américains en France, d’une rébellion des producteurs indépendants, des nouveaux vidéo projecteurs, des difficultés du cinéma d’auteur coréen, du réaménagement du Forum des images dans le quartier des Halles à Paris, du harcèlement sexuel de jeunes comédiennes, de l’attitude de l’armée à l’égard des films qui lui sont consacrés… Un souci similaire anime les autres rubriques culturelles.
A propos de culture, remontons les bretelles au médiateur. Dans ma dernière chronique (‘L’alchimie d’une nouvelle formule’, Le Monde daté 20-21 novembre), je parlais d’une reprise du Cid… à l’Académie française. Plusieurs lecteurs m’ont fait aimablement remarquer qu’il s’agissait de la Comédie-Française. En effet. Le Cid est éternel, mais de là à être joué par les immortels…’