‘Les obsèques du petit Mathias avaient commencé dans un crépitement de flashes. Elles se sont terminées sans images ni son (Le Monde daté 14-15 mai). Pris à partie par les parents de la victime, traités de ‘charognards’ par un membre de l’assistance, journalistes, cameramen et photographes ont posé, l’un après l’autre, leurs appareils par terre, s’inclinant devant la douleur de la famille.
Cette scène inhabituelle a eu lieu le 12 mai à Moulins-Engilbert (Nièvre). Quelques jours plus tôt, un garçon de 4 ans, disparu au cours d’une fête, avait été retrouvé sans vie dans le lit d’un ruisseau, après avoir été violé et probablement noyé. Le jour même des obsèques, un Moulinois était interpellé et avouait être l’auteur du crime.
Le Monde du 16 mai a consacré sa page 3 à un reportage de Mustapha Kessous, intitulé ‘Mortel ennui à Moulins-Engilbert’. On y apprenait en surtitre que cette commune d’apparence paisible avait connu deux autres meurtres depuis avril 2005.
Les premières lignes donnaient le ton de l’article : ‘Il y a de la tristesse dans l’air. Un chagrin qui peut se lire entre les fissures des murs médiévaux. Une angoisse qui se voit jusqu’à l’intérieur des cinq bistrots, quotidiennement… vides. Moulins-Engilbert (Nièvre), moins de 1 500 habitants, est une ‘île’ entourée de prairies. Un paradis pour les boeufs charolais. Un enfer pour les rares jeunes du coin. Ici, le stress c’est de la science-fiction. On vit au rythme des pas lents des vieux agriculteurs, courbés, éreintés par le labeur de la terre. Le village compte ses rides et attend ses enfants. 40 % de sa population a plus de 60 ans. Le taux de fécondité est moitié moindre que la moyenne nationale. Ici, la seule entreprise qui marche, c’est la maison de retraite.’
Bien que Le Monde – on s’en doute – ne compte pas des centaines de lecteurs à Moulins-Engilbert, ce reportage a agité la commune. Un ‘droit de réponse’, demandé par le conseil municipal, a été affiché à la porte de la mairie. Jacques Guillemain, le premier citoyen, y dénonce ‘un tableau fantaisiste, fondé notamment sur l’interview de trois ou quatre jeunes désoeuvrés (…) et sur les déclarations épidermiques de quelques commerçants’. Le maire s’étonne, entre autres, que n’ait pas été citée l’activité la plus connue de Moulins-Engilbert : ‘le marché au cadran – le premier de France –, où plus de 50 000 bovins et 30 000 ovins sont commercialisés chaque année’.
Pierre-Bernard Lainé, qui réside depuis sa naissance à Moulins-Engilbert, nous a écrit pour se désolidariser de cette initiative municipale : ‘La lecture de votre reportage n’a pas provoqué chez moi l’indignation officiellement de mise.’ Mais d’autres lettres sont très critiques.
‘Malgré ce que tente de démontrer votre article, écrit Aurore Hernandez, tous les habitants de Moulins-Engilbert ne sont pas des vieillards avinés spéculant au comptoir de bistrots vides, ou de jeunes délinquants enchaînant Heineken sur Heineken.’ Elle reproche au reporter du Monde d’avoir ‘retenu les propos les plus extrémistes, les plus provocateurs et les plus inquiétants’, y voyant ‘un divertissement parisien, à l’image du jeu de mots dans le titre, d’un goût très douteux’.
Précisons d’abord que Mustapha Kessous n’a pas fait une visite en coup de vent à Moulins-Engilbert. Il y a séjourné près d’une semaine, du lundi au samedi, et s’est entretenu avec beaucoup de monde. ‘A aucun moment, précise-t-il, je n’ai caché à mes interlocuteurs que j’étais journaliste. Et mon reportage ne comporte aucune citation anonyme.’
Certains faits cités dans l’article – comme ‘des rodéos en tracteur’ – sont contestés par l’une ou l’autre des personnes qui nous ont écrit, mais elles accusent surtout Le Monde d’avoir caricaturé une commune meurtrie, et les ruraux en général.
‘Cet article est méprisant, rempli de stéréotypes qui ne font rire personne, surtout dans le contexte dramatique où il a été publié’, affirme Monique Guiry. ‘J’ai eu une enfance heureuse à Moulins-Engilbert. Je ne suis jamais morte d’ennui, écrit pour sa part Valérie Woliniec (24 ans). Vous insinuez que nous sommes tous alcooliques. Vous nous faites tous passer pour des fascistes : avez-vous étudié les résultats des élections ? Pensez-vous honnêtement que le lendemain d’un drame comme celui-là soit le moment idéal pour effectuer un reportage sur un village de campagne ? Les personnes interrogées n’allaient pas vous dépeindre une vie paisible, en toute sécurité, suite aux récents événements. Ne pensez-vous pas que nous avons assez souffert ?’
C’est une lettre collective que nous ont adressée les élèves de 1re ES du lycée Maurice-Genevoix de Decize et leur professeur, Mme Lebaupin. ‘Nous vous reprochons, écrivent-ils, d’avoir effectué un amalgame entre le meurtre commis par un malade et le soi-disant ‘quotidien’ du village, qui n’est en aucun cas la cause de cet acte isolé.’ Ils invitent Mustapha Kessous à venir les rencontrer, ainsi que leurs professeurs.
Une commune se reconnaît rarement dans la description qui en est faite. Surtout si cette description est très négative… Mustapha Kessous n’a pas inventé les propos ou les faits qu’il a cités, mais on peut comprendre que des gens vivant sur place et dont la vie n’est pas seulement une succession de malheurs voient les choses autrement.
Un son de cloche différent est donné par une habitante de la commune, Brigitte Viguier-Cahen. ‘Votre article, écrit-elle, est très juste, réaliste même, mais il demanderait un autre article qui pourrait s’intituler : ‘Comment en est-on arrivé à un mortel ennui à Moulins-Engilbert ?’ Voici son début de réponse : à une situation économique et sociale très difficile, s’ajoute ‘une mentalité rurale qui a toujours été très fermée’. Moulins-Engilbert ‘pourrait, si tout le monde s’en donnait les moyens, se réveiller’, mais les nouveaux arrivants se heurtent à ‘un système de cooptations’ qui leur interdit de prendre leur place dans la vie associative.
Selon Mme Viguier-Cahen, ‘il ne faut pas confondre Moulins-Engilbert centre-bourg avec ses problèmes, notamment de sécurité, et le Moulins-Engilbert des lieux-dits, écarts et hameaux divers, fort nombreux, comme partout ici en Morvan et Bazois, en fait les trois quarts de la commune. Les cambriolages y sont extrêmement rares. Nous avons depuis longtemps perdu l’habitude de fermer notre maison la nuit…’
Bruno Depresle (Paris), originaire de Moulins-Engilbert, suggère au Monde de revenir sur place dans quelques mois, quand la petite ville aura retrouvé un peu de sérénité. ‘Peut-être y verra-t-il et entendra-t-il autre chose qu’une population justement traumatisée ! Peut-être saura-t-il y déceler une vraie douceur de vivre…’
Pourquoi pas ?’