Monday, 25 de November de 2024 ISSN 1519-7670 - Ano 24 - nº 1315

Robert Solé

‘Son courriel portait un point d’exclamation rouge. Ce qui veut dire qu’il était ‘envoyé avec une importance haute’, selon le charabia informatique.

‘Le sujet me semble infiniment plus important que la plupart des cas dont vous traitez, m’écrivait Claude-Jean Bertrand, du Vésinet (Yvelines). Le 10 juin, à l’émission ‘Tout le monde en parle’, de Thierry Ardisson, le ministre des affaires étrangères, Philippe Douste-Blazy, a démenti toutes les critiques que lui avait adressées Le Monde dans un article exceptionnellement virulent.’ Et notre lecteur, qui est aussi un universitaire, spécialiste des médias, me sommait de trancher : ‘De deux choses l’une, soit il a dit la vérité et il convient que Le Monde démente à son tour et s’excuse pour une attaque indécente dans un journal de qualité. Soit il a menti derechef, avec plus d’insolence que jamais, et il mérite d’être à nouveau cloué au pilori.’

Le portrait de Philippe Douste-Blazy publié dans Le Monde du 28 avril n’était pas vraiment une hagiographie. ‘Le ministre des affaires étrangères ne parle pas l’anglais, ni l’espagnol, ni aucune autre langue que le français, écrivait Raphaëlle Bacqué. Il ne pratique pas non plus le langage diplomatique qui oblige à peser la moindre virgule…’

La journaliste du Monde indiquait entre autres que le chef de la diplomatie française aurait confondu en public Taïwan et la Thaïlande. Lors d’une visite au Musée Yad Vashem de la Shoah, à Jérusalem, il se serait inquiété des juifs tués en Angleterre pendant la seconde guerre mondiale, s’attirant une réponse gênée du conservateur : ‘Mais, M. le ministre, l’Angleterre n’a pas été occupée par les nazis.’ Sans sourciller, le ministre aurait repris : ‘Mais il n’y a pas de juifs expulsés d’Angleterre ?’

De manière plus générale, Raphaëlle Bacqué insistait sur la ‘désinvolture’ de Philippe Douste-Blazy ‘à l’égard de l’argent de l’Etat, de l’amitié, de la fidélité’, ajoutant : ‘La plupart de ses anciens collaborateurs l’ont quitté, exaspérés par sa légèreté et son insatiable ambition. Pire, beaucoup lui reprochent de mentir partout sur tout, à tous.’

Le ministre des affaires étrangères n’a pas écrit au Monde pour protester et exercer un droit de réponse. Ce n’est que six semaines plus tard, interrogé à l’antenne par Thierry Ardisson, qu’il a dénoncé ‘un tissu de mensonges’. Oui, il parle anglais ; non, il n’a pas confondu Taïwan et Thaïlande ; non, il n’a pas prononcé les propos qui lui ont été attribués à Jérusalem… Ce n’est ‘pas vrai’, c’est ‘totalement faux’, c’est ‘ridicule’…

Thierry Ardisson n’a pas insisté. D’ailleurs, le public présent dans le studio, venu goûter des plats plus pimentés, semblait impatient d’applaudir d’autres invités : Dominique Ambiel, Pascal Olmeta, Pauline Ester, DJ Roudoudou…

Raphaëlle Bacqué ne retire pas un mot de ce qu’elle a écrit. ‘En tant que journaliste politique, précise-t-elle, je connais Philippe Douste-Blazy depuis 1992. Tous les faits relatés dans mon papier ont été recoupés quand ils n’ont pas été directement constatés, par moi-même ou par des correspondants du Monde à l’étranger. Dans ses visites, le ministre est toujours accompagné par quantité de journalistes. C’était le cas au Musée de la Shoah à Jérusalem, et l’incident a d’ailleurs été rapporté par la presse israélienne.’

Ce n’est pas la première fois que Le Monde consacre une double page à un ministre en exercice. S’intéresser à Philippe Douste-Blazy était d’autant plus justifié qu’il occupe un poste-clé et que des journaux étrangers se sont interrogés sur ses prestations diplomatiques.

Un lecteur internaute, Xavier Barthe, m’écrit : ‘Le ton perfide de cet article m’a profondément déplu. Je l’ai trouvé humainement blessant et intellectuellement peu convaincant.’

Bien que très sévère, le portrait du Monde ne passait pas sous silence les qualités du ministre : habile, séduisant, audacieux, pour ne pas dire culotté, Philippe Douste-Blazy sait prendre des risques. Ce médecin qui a été happé par la politique ne s’illusionne pas sur ses compétences géostratégiques, mais croit dur comme fer à son étoile et n’est pas homme à se frapper la tête contre les murs pour avoir commis un lapsus.

La double page du Monde contenait un article d’accompagnement, également signé de Raphaëlle Bacqué, ayant pour titre : ‘Que s’est-il passé à la Mamounia ?’ On y apprenait que, le 31 décembre 2005, en vacances dans le célèbre hôtel de Marrakech, Philippe Douste-Blazy s’était violemment disputé avec sa compagne, une productrice de télévision. ‘Un différend peu discret, était-il précisé, puisque des voisins du couple, au troisième étage de l’hôtel, ont pu en suivre les péripéties et voir le ministre et sa compagne, légèrement vêtus, s’invectiver dans le couloir.’

Des lecteurs ont été choqués que Le Monde reprenne cette information, révélée par Le Canard enchaîné. Nicole Truffaut (Compiègne), par exemple, dénonce ‘un article de concierge, fait de ragots de bas étage, sur la vie privée du ministre’.

Le Monde a estimé au contraire que cela ne pouvait être réduit à une simple dispute. ‘La scène a fait l’objet de plusieurs notes au sein du Quai d’Orsay et d’un rappel à l’ordre de l’Elysée’, remarque Raphaëlle Bacqué. Dans son article, elle racontait que sur le passage du ministre, à l’Assemblée nationale, des députés de l’opposition, la mine épanouie, murmuraient : ‘Mamounia ! Mamounia !’

Au début de 2006, Le Monde n’avait rien dit de l’incident de Marrakech. Etait-il nécessaire d’en faire état de manière aussi détaillée quatre mois plus tard, à l’occasion d’un portrait de Philippe Douste-Blazy ? Je n’en suis pas convaincu. Ce portrait redoutable, illustré par divers épisodes, n’avait pas besoin d’un deuxième article, entièrement consacré à une scène de ménage.

Un débat a eu lieu à ce sujet avant que Raphaëlle Bacqué ne prenne la plume. Il y a vingt ans, la question ne se serait même pas posée : Le Monde faisait totalement silence sur la vie privée des personnages publics. Mais les médias français ont évolué dans ce domaine, encouragés parfois par les intéressés eux-mêmes, qui mettent en scène leur intimité quand cela les arrange.

Où s’arrête la légitime information des citoyens ? Où commence le voyeurisme ? Un événement privé ne mérite de figurer dans Le Monde que dans deux circonstances : s’il a une incidence sur la vie publique ou s’il est indispensable pour connaître la personnalité d’un dirigeant.

La règle ne s’applique pas mécaniquement. Chaque cas appelle une évaluation. Mais, dans le doute, le silence est d’or.’