‘C’était aussi – et d’abord – des élections locales… On finit presque par l’oublier. Le basculement à gauche de nombreux départements et régions peut avoir mille conséquences sur la vie quotidienne des Français, d’autant qu’il va coïncider avec le transfert de nouveaux pouvoirs aux collectivités locales. Le Monde, journal international, devra démontrer dans les prochaines semaines qu’il a aussi une dimension régionale.
Son lectorat l’y incite d’ailleurs fortement. En 2003, si 37,33 % de la diffusion totale s’est faite à Paris et 11,72 % dans sa banlieue, les autres acheteurs et abonnés se répartissaient ainsi : 39,60 % en province, 0,32 % dans les DOM-TOM et 11,03 % à l’étranger.
A tout propos, des lecteurs sont tentés de dénoncer le ‘parisianisme’ du journal. Le numéro du week-end est particulièrement visé. Jean-Louis Carassio, de Pontcharra (Isère), nous écrivait il y a quelques mois : ‘Heureux abonné de province, j’ai été très content d’apprendre dans Le Monde reçu aujourd’hui, lundi 10 novembre, qu’il sera possible d’observer une éclipse de Lune avant-hier samedi. Quand serons-nous traités à égalité avec Paris ? Les Parisiens ne sont pas le centre du monde (sans jeu de mots).’
Autres plaintes, à propos du Monde 2 cette fois. ‘Dans votre publicité, écrit Sylvie Garnier Costes (Blois), vous affirmez que ce magazine ‘va changer le sens de nos week-ends’. Mais vous a-t-on rapporté, ô gens du Monde, que dans le reste du monde, et singulièrement en province, le week-end chez nous c’est, comme chez vous, le samedi et le dimanche ?’ Même remarque d’Alain Mollinier (courriel) : ‘Ce numéro du Monde arrive dans ma commune le dimanche…, jour de fermeture de mon libraire. De toute manière, le week-end commence le samedi. Sachez donc, chers Parisiens, qu’en province on fait ses courses le samedi (légumes, viandes, boissons et nourritures intellectuelles) pour passer un dimanche peinard avant de retourner le lundi au turbin engraisser tous ceux qui vivent sur notre dos (députés, ministres, journalistes…).’
Mais l’accusation de parisianisme se manifeste aussi quand un événement local est passé sous silence par Le Monde ou quand il est traité de manière jugée négative. ‘Pourquoi avoir critiqué si sévèrement l’exposition Rubens à Lille dans le numéro du 12 mars ?, demande Benoît Vigin (courriel). Pour une fois que vous reveniez, depuis son ouverture, sur cet événement considérable qu’est ‘Lille 2004, capitale européenne de la culture’… Je trouve déplorable d’en parler si peu et de manière si péjorative.’
En réalité, Le Monde accorde depuis longtemps une grande place à la vie régionale. Mais cela ne se voit pas toujours. En mars, par exemple, à la fin de la campagne électorale, la suppression de la page Régions quotidienne a fait mauvais effet, même si la section politique était remplie d’informations et d’éclairages locaux.
Ce journalisme de proximité doit beaucoup à Jacques-François Simon, qui a créé et dirigé, de 1972 à 1983, le service Equipement-Régions, avant de rejoindre la rédaction en chef. Grâce à lui, on a vu apparaître de nombreux articles sur les transports, l’aménagement du territoire, le tourisme… Le Monde s’est montré ainsi très attentif à la décentralisation quand Gaston Defferre a mené à la hussarde sa réforme du début des années 1980. L’intérêt pour les régions s’est matérialisé ensuite par les opérations ‘Une semaine avec’ (une grande ville) et la création d’un supplément hebdomadaire, ‘Heures locales’.
Une autre étape a été franchie en janvier 1986 avec le lancement d’une édition Rhône-Alpes. Réagissant au rachat du Progrès de Lyon par le groupe Hersant, Le Monde dépêchait sur place un commando de choc, dirigé par Bruno Frappat, assisté de Pierre Georges et de Serge Bolloch. En trois semaines, une formule inédite était mise en place. Le journal a pu ainsi consolider ses ventes dans la région et soutenir la concurrence du Figaro et de Libération, qui allaient également s’implanter à Lyon. Cet intérêt a cependant été jugé… excessif par nombre de lecteurs rhônalpins qui préféraient que l’on parle d’eux dans l’édition nationale. De toute manière, ce dispositif n’avait de sens que s’il était étendu aux autres régions. Or Le Monde n’avait pas les moyens de le faire.
Un changement de cap est intervenu à partir de 1995, avec la nouvelle formule du journal. L’édition Rhône-Alpes a été arrêtée et le supplément ‘Heures locales’ remplacé par une page quotidienne. Aux correspondants dans les départements – généralement des pigistes travaillant dans un journal local – venaient s’ajouter des correspondants régionaux, installés dans sept grandes villes, à la manière des correspondants à l’étranger. Le Monde affirmait alors qu’il serait ‘le plus régional des quotidiens nationaux’.
On peut mesurer aujourd’hui les avantages et les limites de ce système, qui repose sur un service Régions d’une dizaine de journalistes, à Paris, dirigé par Jean-Louis Andreani. Chacun de ses rédacteurs n’est pas chargé d’un secteur géographique, mais d’un thème : transports, environnement, agriculture, ports et pêche… A l’exception de la région parisienne, qui compte un titulaire : Christophe de Chesnay, à qui va bientôt succéder Christine Garin. Il est vrai que cette région, l’Ile-de-France, représente un cas à part puisque les lecteurs du Monde n’y disposent pas d’un quotidien local pour compléter leur information. Elle bénéficie désormais d’une page hebdomadaire dans le numéro daté dimanche-lundi.
Au cours des dernières années, Le Monde a été en pointe sur certains dossiers, comme le tramway dans les villes ou la coopération intercommunale. Des pages thématiques, traitant de sujets ‘nationaux’, alternent avec des ensembles centrés sur un sujet local, qu’on a choisi de valoriser : le pari est d’intéresser l’ensemble des lecteurs à un débat toulonnais, lillois ou alsacien. C’est, par exemple, à travers l’une des dernières villas Belle Epoque de La Baule que l’on a traité du ‘bétonnage’ des cités balnéaires.
Le réseau des correspondants régionaux a bien fonctionné, mais il a tendance à se réduire, alors que les régions prennent de l’importance. Il faudra davantage d’envoyés spéciaux pour aller observer sur le terrain, après le ‘séisme politique’ du 28 mars, ce qui change… ou ne change pas. Sans oublier les départements d’outre-mer, parents pauvres de l’information locale.
Le Monde ne peut pas rendre compte tous les jours de ce qui se passe dans chaque département. Il n’a ni la vocation ni les moyens de concurrencer les quotidiens régionaux sur ce plan. Quel est alors son rôle ? Illustrer des sujets nationaux par des éclairages locaux ? La démarche inverse est jugée plus intéressante par la rédaction : partir d’un fait local significatif pour en dégager la dimension nationale, voire internationale. Comme l’explique François Grosrichard, vétéran du service Régions, ‘un accident de chalutier au large de la Bretagne peut permettre de présenter un métier dangereux, d’expliquer la concurrence avec l’Irlande, d’analyser la politique européenne de la pêche…’
La ‘couverture’ régionale est un observatoire précieux pour débusquer de nouvelles tendances et mieux saisir des évolutions sociales. On n’en est plus à ‘Paris et le désert français’. C’est parfois loin de la capitale que s’invente la France de demain.’