‘Est-elle sérieuse, cette lectrice parisienne ? Existe-t-elle vraiment ? ‘Je vous écris au nom des nombreuses femmes abonnées au Monde. La nouvelle présentation du journal est très agréable. Par contre, vous avez introduit le jeu de Sudoku dans vos pages. Vous êtes loin d’en imaginer les conséquences sur les familles : nos maris rentrent du travail et se précipitent sur la grille. Il n’est plus possible de leur parler… Nous vous supplions de revenir en arrière.’
Comme on l’imagine, le courrier reçu depuis le 7 novembre ne porte pas seulement sur le Sudoku… J’ai déjà fait état, dans une précédente chronique, d’une première série de réactions (‘L’alchimie d’une nouvelle formule’, Le Monde daté 20-21 novembre) : elles étaient très contrastées et portaient principalement sur l’utilisation de l’image. Cinq semaines plus tard, la tonalité du courrier est à peu près identique, même si des lecteurs qui étaient désorientés par l’architecture des pages ont fini par s’y habituer et retrouver leurs repères.
‘La nouvelle formule est une réussite, écrit Johann Walter, de Compiègne (Oise). Abonné au Monde.fr, j’avais pris l’habitude de me contenter du site Internet. Mais plus maintenant. Si le site reste idéal pour l’actualité, plus réactif, la nouvelle formule est bien plus agréable pour lire les articles de fond, lesquels sont mieux présentés et, surtout, semblent plus nombreux qu’avant. Je dis ‘semblent’, car la nouvelle formule a le mérite de mieux mettre en valeur les textes et me donne envie de lire des articles que j’ignorais auparavant, parce qu’ils n’existaient pas ou, plutôt, parce qu’ils n’avaient pas attiré monattention dans cet entrepôt à nouvelles qu’était le journal.’
Michel Richard, de Saint-Geoire-en-Valdaine (Isère), est tout aussi enthousiaste : ‘Vous avez (enfin !) trouvé la bonne formule pour votre journal, un rapport ‘alchimique’ très harmonieux entre la forme et le fond.’ Une lectrice de Meaux (Seine-et-Marne), Hélène Marciel, ne cache pas non plus son plaisir : ‘Cher Monde, je l’avoue : j’avais pensé te quitter, tant tu m’inquiétais par tes partis pris intellectuellement hasardeux… et aussi pour tes bataillons serrés de colonnes étouffantes. Maintenant que tu as changé de peau, je suis comme un gosse dans une pâtisserie.’
Certains lecteurs en sont même à redouter l’indigestion. ‘Ce nouveau journal me rappelle, avec une pointe de nostalgie, Le Monde que l’on s’achetait à plusieurs dans les années 1955-1965 (étudiantes, nous étions fauchées), découpant et gardant dans des dossiers les articles de réflexion ou de synthèse… Il y a presque trop à lire maintenant’ (Josette Pasquier, Paris). C’est quasiment une réclamation que nous adresse André Meichler, de Colmar (Haut-Rhin) : ‘Je mettais environ une heure à lire Le Monde chaque jour ; avec la nouvelle formule deux heures n’y suffisent pas ! Trop c’est trop ! Je veux garder du temps pour lire autre chose : des romans récents, des revues… Merci de bien vouloir réfléchir à mon problème.’
Si le ‘problème’ de tous ceux qui nous écrivent se limitait à cela, il serait aisément résolu… Pour d’autres lecteurs, les images occupent une place démesurée, au détriment du texte, le journal s’affaiblit et se banalise.
‘Oui, Le Monde a changé, écrit Catherine Desbuquois (Paris). Il offre de grandes photos en couleurs, de grands graphiques en couleurs… Encore un effort, et Le Monde sera un journal comme les autres !’ Marianne Elzière, de Juelsminde (Danemark), attend ‘des informations, des réflexions, pas des illustrations tapageuses de l’actualité’, tandis que Michel Debar, de Wépion (Belgique), a parfois ‘l’impression d’acheter du vide.’
Eric Fottorino, maître d’œuvre de la nouvelle formule, avait expliqué dans le numéro du 8 novembre : ‘ Le Monde n’est plus seulement un journal de mots. Il s’ouvre de façon claire à la photo et aux infographies pour apporter aux lecteurs, en plus du traditionnel dessin de presse, une vision plus riche et pertinente de l’actualité.’
La couleur a été privilégiée : un couplage des rotatives, à l’imprimerie du Monde, a permis d’augmenter le nombre des pages en quadrichromie. Le journal, qui, jusqu’ici, puisait essentiellement dans les photos d’agence, fait de plus en plus appel à des photographes pour accompagner des reporters sur le terrain.
‘En une vingtaine d’années, Le Monde est passé d’un intégrisme anti-photographies à leur omniprésence aujourd’hui’, constate avec regret un lecteur du Pornic (Loire-Atlantique), Teodoro Gilabert. En réalité, depuis le 7 novembre, ce n’est pas le nombre des photos qui a augmenté, mais leur taille. On a abandonné la multitude de vignettes, qui servaient trop souvent de bouche-trous, pour des images beaucoup plus imposantes.
‘Quand la fonction illustrative des photos prend le pas sur leur fonction informative, elles ne servent plus le texte, elles l’encombrent et parfois le polluent’, souligne François Mangenot (Strasbourg). C’est aussi le sens du courriel de Michel Bouvier : ‘Pour être plus lisible, je ne pense pas qu’il faille augmenter démesurément la taille des titres, des photos et des dessins. Est-il utile d’avoir sous les yeux des gélules géantes pour comprendre l’article sur le Tamiflu ? A un certain moment, on devient tellement lisible qu’il n’y a plus grand-chose à lire.’
Dans un univers où les images abondent, Le Monde pouvait-il les ignorer ? Devait-il tout miser sur le texte pour affirmer sa différence ? Certains lecteurs, comme Emile Arié (Paris), en sont convaincus : ‘Ce ne sont évidemment pas des photos en couleurs que l’on vient chercher dans un ‘journal de référence’, qui a pour vocation de ne traiter chaque jour que de ce qui est jugé essentiel.’
Un autre choix a été fait : essayer d’être en phase avec la société, sans pour autant se banaliser. Laurent Abadjian, directeur de la photo à Télérama après l’avoir été à Libération, est venu prêter main-forte à l’équipe du Monde. C’est un regard de journaliste et non de décorateur qu’il porte sur l’actualité. ‘Une photo trop petite, explique-t-il, ne permet pas une lecture assez sophistiquée. En particulier dans le domaine politique, le plus difficile de tous, où les acteurs cherchent à contrôler leur image. Nous n’avons pas seulement à les montrer en action, mais à montrer comment ils se mettent en scène. Au congrès socialiste du Mans, notre photographe a saisi, à 3 heures du matin, un aparté frappant entre Hollande, Montebourg et Peillon. Une manière de montrer les coulisses, sans porter atteinte à la vie privée ou déshumaniser les personnes.’
Dire aussi l’actualité avec des images est, pour la rédaction du Monde, un grand changement. Une nouvelle ‘écriture’ se cherche. Cela suppose de choisir et de cadrer chaque photo avec le même soin et la même exigence que pour rédiger des articles. Une nouvelle ‘écriture ‘se cherche, qui ne supporte ni l’emphase ni les mots creux.’