‘Derrière la grille’, copyright Le Monde, 16/5/04
‘Il est celui qui occupe le plus de place dans les colonnes du Monde : six jours par semaine et cinquante-deux semaines par an, qu’il fasse neige ou soleil, que l’actualité soit maigre ou très chargée, Philippe Dupuis publie sa grille de mots croisés dans la page ‘Aujourd’hui’.
On pourrait s’attendre à un rat de bibliothèque, un intellectuel souffreteux, caché derrière une montagne de dictionnaires. Mais ce grand gaillard à la barbe rousse, aux allures de bûcheron, respire la bonne humeur. Soixante ans tout rond, et un parcours peu classique : après des études d’ingénieur, il a travaillé pendant un quart de siècle au service Publicité du Monde. Contraint de quitter le journal en 1992, il a changé complètement d’activité, proposant des mots croisés à plusieurs publications. Et il est retourné finalement au Monde, qui a fait appel à lui en 1997 pour remplacer Guy Brouty.
Combien avons-nous de lecteurs cruciverbistes ? Sans doute une petite minorité. Mais si – à Dieu ne plaise ! – cette rubrique venait à être supprimée, on verrait des hommes et des femmes descendre dans la rue et s’enchaîner aux grilles…
Une lectrice parisienne, Andrée Gedo, écrivait au début de cette année : ‘Je suis toujours très intéressée par vos mots croisés. Pour l’une de vos définitions, j’avais comme ossature ‘C-LE-ON’ (définition ‘repose-queue’). Amusée – et légèrement surprise – j’ai écrit ‘caleçon’… Hélas, les verticales et horizontales ne collaient pas. J’ai trouvé le mot correct (c’est le cas de le dire), qui était ‘culeron’. Voyez comme vous distrayez une fidèle lectrice du Monde depuis plus de quarante ans…’
Faut-il rappeler que les mots croisés sont un jeu ? Un jeu d’esprit, nous dit le dictionnaire, dans lequel chacune des lettres d’un mot disposé horizontalement entre dans la composition d’un mot disposé verticalement. On les trouve à partir de définitions plus ou moins énigmatiques.
Philippe Dupuis commence toujours par chercher un mot de douze lettres qui occupera la première ligne horizontale de sa grille, puis un mot de dix lettres pour garnir la première ligne verticale. Il n’aura plus ensuite qu’à s’appuyer sur ces deux piliers, en mettant le moins de cases noires possible. ‘Une grille, dit-il, doit avoir un aspect esthétique.’ Mais plus on avance, moins il est facile d’éviter les cases noires, qui sont donc plus nombreuses vers le bas.
Ce brouillon étant terminé, notre homme se met à l’ordinateur pour composer ses définitions. L’objectif est de déstabiliser gentiment le lecteur, en ne lui donnant jamais le sens premier d’un mot. Pour qu’il trouve ‘généalogiste’, par exemple, on ne lui dira pas ‘celui qui recherche des filiations’, mais : ‘va d’arbre en arbre’; pour le mettre sur la piste d’éléphant’, on n’écrira pas ‘grand mammifère à peau rugueuse’, mais : ‘sort de sa réserve pour entrer au Parti’…
Tous les quinze jours, immanquablement, Philippe Dupuis vient déposer au Monde douze grilles et leurs solutions. Il a un faible pour les mots de la vie quotidienne qui sont à double sens. ‘Deux-pièces’, par exemple, pour lequel il a proposé la définition suivante : ‘plus grand à la ville qu’à la plage’.
SES grilles se veulent relativement simples. Un lecteur devrait, en principe, pouvoir les remplir sans dictionnaire, dans le métro ou dans le train, en moins de temps que pour lire l’ensemble du journal. Mais certains les jugent trop difficiles, alors que d’autres leur reprochent d’être des jeux d’enfant.
Les anglicismes suscitent souvent des réclamations. ‘Ce mot n’est pas dans le dictionnaire !’ protestent des lecteurs. Mais quel dictionnaire ? Le diabolique Dupuis, rarement pris en défaut, s’appuie tantôt sur la dernière édition du Petit Robert, tantôt sur celle du Petit Larousse. Après tout, il n’est pas responsable du concours de laxisme que se livrent en la matière ces deux institutions dans le vent…
Philippe Dupuis a d’excellentes trouvailles dont les cruciverbistes du Monde se régalent. S’il vous demande un mot de douze lettres signifiant ‘sa vie ne tient parfois qu’à un fil’, vous répondez bien sûr ‘équilibriste’. Mais que vous suggère, toujours en douze lettres, ‘ouverture sur le monde arabe’? Réponse (le lendemain dans le journal) : ‘moucharabieh’. Pour mettre les lecteurs sur la piste de ‘nounou’, il leur a été dit : ‘première dame de compagnie’. Et, pour ‘eurêka’, la définition était ‘sortie de bain’.
Notre fabricant de grilles peut se laisser emporter par son goût des mots. Fallait-il qualifier le viol d’entrée interdite’? Des lecteurs ont protesté, soulignant à juste titre qu’on ne joue pas avec ces choses-là.
Philippe Dupuis évite de prendre le moindre engagement politique. Il se demande encore pourquoi, en 2002, il a donné au mot OLP la définition suivante : ‘se bat pour la paix’. Un beau tollé… Dans l’une de ses premières grilles, il avait énervé des lecteurs (mais amusé beaucoup d’autres) en disant du mot ‘cagoule’: ‘tenue de soirée en Corse’.
LES cruciverbistes du Monde comptent des spécialistes dans tous les domaines. Malheur à Philippe Dupuis s’il semble confondre ‘préposition’ et ‘conjonction’ ou ‘numération’ et ‘numérisation’! Parfois, on tombe dans le pinaillage. Un lecteur de Jouy-en-Josas (Yvelines) écrivait récemment : ‘La définition ‘belle pièce sur l’échiquier’ ne convient pas au mot ‘reine’ à placer dans votre grille des 21-22 mars, pour la bonne raison qu’une telle pièce n’existe pas aux échecs, comme le montre la rubrique jouxtant votre grille. Il y a un ‘roi’ désigné par R et une ‘dame’ désignée par D, mais pas de reine.’
Dans un article, une faute d’orthographe ou une coquille exaspère le lecteur sans toujours porter à conséquence, alors que, dans une grille de mots croisés, elle peut mettre le feu aux poudres. ‘Céréale’ étant devenu par erreur ‘cérérale’ dans Le Monde du 5 mai, les cris d’indignation ont fusé, après des heures de vaine recherche. ‘Votre collaborateur en prend singulièrement à son aise, nous a écrit le docteur Jean-Pierre Izac, de Tournefeuille (Haute-Garonne). C’est le genre de faute qui mérite des excuses et rend d’humeur massacrante de vieux et fidèles lecteurs.’
Pas tous, cependant. Voici le témoignage de Jean Wastyn, de Saint-Affrique (Aveyron) : ‘Dans Le Monde d’hier, un petit casse-tête avant le gros dodo. Il faut croire que le ‘virus’ faisait encore son travail, puisque je me suis réveillé à 4 heures avec l’envie d’en finir. Aucun doute, il y avait une erreur. Il n’y a plus qu’à la constater. Je tiens à vous remercier pour l’erreur : ma petite insomnie m’a permis de découvrir à la radio l’écrivaine Jeanne Champion. Et j’en suis tout joyeux. Puissiez-vous avoir le même bonheur ! C’est toute la sanction que j’aie trouvée. Je n’aurais pas le cœur de vous faire manger des ‘cérérales’.’
Douces nuits de Saint-Affrique!’