‘Aux ‘Guignols de l’info’, ce marchand de journaux à la criée n’avait pas besoin de se présenter. On le reconnaissait à sa voix, à sa silhouette, à ses mimiques… ‘Demandez Le Monde ! Demandez Le Monde ! Villepin de mèche avec le corbeau, Sarkozy innocent ! Villepin méchant, Sarkozy gentil !’
Les marionnettes de Canal+ s’en sont donné à coeur joie pendant plusieurs jours avec des plaisanteries de ce genre, nourrissant la rumeur selon laquelle Le Monde ferait campagne pour le ministre de l’intérieur. Le journal n’a-t-il pas été en pointe dans l’affaire Clearstream, multipliant les révélations embarrassantes pour le premier ministre ? ‘Le Monde veut la peau de Villepin et roule pour Sarkozy, nous écrit Edith Miquet (Lille). Prend-il ses lecteurs pour des imbéciles… ou cherche-t-il à alléger son lectorat ?’
Plus interrogatif, Pierre-André Lambert, de Villiers-Saint-Frédéric (Yvelines), estime que les articles sur Clearstream ‘tendent constamment à montrer une implication de Matignon ou de l’Elysée’. Il ajoute : ‘On ne peut manquer de s’interroger sur l’objectif que poursuit Le Monde en agitant son chiffon rouge avec tant de constance. (…) Y a-t-il un dessein politique ? Faire tomber rapidement Villepin, voire Chirac, pour faire élire Sarkozy, la gauche n’étant pas prête ? C’est ce qui se dit, même si c’est gros.’
Cela se disait déjà, ici ou là, avant l’affaire Clearstream. Des lecteurs jugeaient excessive, donc suspecte, la place accordée à Nicolas Sarkozy. En janvier, Karim Bourad (courriel) ironisait : ‘Pas un jour ne passe sans que vous vous sentiez obligés de nous faire part de la moindre pensée ou du moindre impensé, ambition, action ou inaction du président de l’UMP. Pour compléter la connaissance du personnage, je vous suggère de traiter : la sexualité du Sarkozy, la psychanalyse du Sarkozy, la jeunesse du Sarkozy, Sarkozy et la mode…’
Les commentaires de ces lecteurs appellent plusieurs remarques. D’abord, il faut bien voir que Nicolas Sarkozy est, depuis des mois, au centre de la vie nationale. Ministre de l’intérieur, chef du parti majoritaire et candidat à l’élection présidentielle, il attire naturellement tous les regards. Ce n’est pas la première fois que l’on reproche au Monde de favoriser le personnage le plus en vue du paysage politique.
Chacun des faits et gestes de Nicolas Sarkozy est observé et décortiqué, dans la mesure où il apparaît en opposition avec le chef de l’Etat. Jusqu’à tout récemment, la bataille pour l’Elysée semblait se jouer à droite, entre lui-même et Dominique de Villepin.
Excellent communicateur, le ministre de l’intérieur sait, comme nul autre, se servir des médias. C’est dans Le Monde qu’il se prononce contre la ‘double peine’, mais c’est Le Figaro qu’il choisit pour annoncer un tour de vis sur l’immigration… Il occupe le terrain par des interventions incessantes, dans tous les domaines. Même ses ennuis conjugaux font l’actualité !
Les sujets qu’il aborde intéressent les Français. Quand il parle, on tend l’oreille : ce vieux routier de la politique semble employer un ton neuf. Lors de l’embrasement des banlieues, la seule figure qui existait aux yeux des ‘jeunes’, c’était lui.
Consacrer beaucoup de place à un dirigeant politique ne signifie pas nécessairement vanter ses mérites. La page 3 du Monde du 15 mai, qui était consacrée aux ‘gardiens de la forteresse Sarkozy’, montrait la manière dont le candidat à l’Elysée a utilisé ses deux séjours Place Beauvau. Cette enquête ne relevait pas de l’hagiographie, même si ses proches y étaient abondamment cités.
Sarkozyste, Le Monde ? Certainement pas dans ses commentaires. Le journal a été très sévère pour le ministre de l’intérieur lors de la crise des banlieues, allant parfois jusqu’à réduire le problème à sa personne. Tout semblait se ramener alors à l’emploi inconsidéré des mots ‘racaille’ et ‘kärcher’… A propos de sa loi sur l’immigration, Le Monde n’a pas été le dernier à lui reprocher de courir après le Front national.
Quant à Plantu, on ne peut pas dire qu’il ménage particulièrement Nicolas Sarkozy. Dans ses dessins, celui-ci est souvent armé d’un poignard, quand il n’est pas représenté par un moustique porteur du chikungunya. On a vu, pendant quelque temps, des mouches tourbillonner autour du visage de l’intéressé (qui a protesté)…
D’où vient cette illusion que le journal ferait campagne pour le chef de l’UMP ? Sans doute moins d’une complaisance présumée pour Nicolas Sarkozy que d’une sévérité constante à l’égard de Jacques Chirac.
Un vieil abonné, Francis Grislin, nous écrit : ‘Dans l’affaire Clearstream, les ‘fuites’ orchestrées par Le Monde ont toutes les allures d’une campagne de propagande pour Sarkozy, victime de la chiraquie, une organisation de malfaisants. (…) Il me souvient qu’en 1995 Le Monde avait déjà fait la promotion du couple Sarkozy-Balladur contre Chirac, accusé de diverses manipulations financières douteuses…’
Je ne pense pas, cher lecteur, que Le Monde ait cherché, dans l’affaire Clearstream, à promouvoir Nicolas Sarkozy. Et je ne crois pas qu’on puisse résumer l’attitude du journal en 1995 à un soutien à Edouard Balladur. Mais ces soupçons ont la vie dure.
Pour s’en dédouaner, la dernière chose à faire serait d’afficher un anti-sarkozysme de circonstance… De toute façon, les perspectives ont changé, avec la quasi-élimination de Dominique de Villepin à droite et le surgissement de Ségolène Royal à gauche.
Déjà, Le Monde est soupçonné par certains lecteurs de favoriser la candidate socialiste… après avoir été accusé de mépris et de machisme à son égard. Ainsi, Frédéric Buraud (Lorient) : ‘Vous titrez ce 16 mai en première page : ‘Hollande : ‘La droite a pris l’Etat en otage’ . Je me demande si ce n’est pas le couple Hollande-Royal – et particulièrement Mme Royal – qui prend en otage Le Monde. Je m’étonne de la surexposition de la candidate socialiste dans votre journal. Le Monde fait-il de Mme Royal sa favorite pour l’élection présidentielle ?’
Dans les mois qui viennent, ce n’est sans doute pas Nicolas Sarkozy que Le Monde sera accusé de soutenir, mais le candidat ou la candidate du PS. La rédaction n’ignore pas que le seul moyen de démentir de tels soupçons consisterait à faire un journal irréprochable. Sachant que Le Monde serait lui-même pénalisé par une ‘couverture’ déséquilibrée puisque son lectorat se partage presque pour moitié entre gauche et droite.’