‘Tout a commencé par une lettre très courtoise, adressée à un rédacteur du Monde. ‘Je vous serais très obligé de bien vouloir m’éclairer sur ce dialogue que vous attribuez à Montesquieu’, écrivait Jean Ehrard, de Riom (Puy-de-Dôme). N’ayant pas obtenu de réponse, il s’est adressé, tout aussi courtoisement, au médiateur. Et j’ai découvert à cette occasion la place qu’occupe dans le journal l’auteur des Lettres persanes.
M. Ehrard rédige chaque année pour la Revue Montesquieu une chronique intitulée ‘Montesquieu dans Le Monde’. Il y recense et analyse toutes les allusions à l’oeuvre du philosophe ou les citations qui en sont extraites. Malheureusement, des difficultés ont retardé la publication des résultats de 2003 et 2004…
Autant dire que notre lecteur de Riom est imbattable sur le sujet. Il ne cherche pas pour autant à fustiger les journalistes qui commettraient des erreurs. ‘Mon but, m’explique-t-il, n’est pas de censurer, bêtement, l’auteur d’une citation douteuse, mais simplement d’établir les faits : je suis du reste persuadé que, pour mesurer la présence de Montesquieu parmi nous, certaines erreurs ou certains à-peu-près de la mémoire ont plus de sens que la connaissance la plus exacte.’
Pourquoi avoir choisi Le Monde comme objet d’étude ? ‘Parce qu’il est mon journal, répond M. Ehrard, et que depuis près de soixante ans je le lis en parallèle à Montesquieu ! Quotidien d’information, il est aussi un journal de réflexion, qui unit à la préoccupation de la chose publique une vraie curiosité culturelle. A près de 80 ans, il m’arrive de grogner contre lui, soit parce qu’il change trop, soit parce que je ne change plus assez. Mais il est mon journal, comme Montesquieu est ‘l’homme de ma vie’.’
Chez ce philosophe des Lumières, il admire le miroitement du style et de la pensée : ‘ Une pensée en mouvement, impossible à immobiliser sans qu’elle soit trahie.’
Jean Ehrard a découvert Montesquieu à l’âge de 20 ans, à la bibliothèque de l’Ecole normale supérieure. Coup de foudre ! Il lui a consacré un mémoire, puis une maîtrise, puis une grande partie de sa thèse de doctorat d’Etat. Et il ne l’a plus quitté. Universitaire retraité, ancien maire de Riom, toujours militant socialiste, Jean Ehrard est à l’origine de la Société Montesquieu, actuellement présidée par Catherine Volpilhac-Auger, et de la première édition complète et critique de l’oeuvre du philosophe (22 volumes, dont 8 déjà publiés par la Voltaire Foundation).
Ne lui parlez pas de la ‘séparation des pouvoirs’ ! Il souffre chaque fois qu’un journaliste du Monde y fait allusion à propos de son grand homme : ‘Montesquieu n’avait pas besoin d’une idée usée qu’on lui prête paresseusement pour se mêler à nos débats politiques.’ Contrairement à ce qu’on pense, il ne défendait pas une séparation, mais une ‘distribution’ des pouvoirs qui assure leur dépendance mutuelle, comme cela était très bien dit dans un point de vue de l’historien Claude Nicolet (Le Monde du 22 octobre 2003) : ‘Un système où chaque composante de la cité (magistrats, Sénat, peuple) détient une part des pouvoirs, mais dépend des autres pour les exercer.’
Cela dit, M. Ehrard n’est pas un intégriste. Il pardonne certaines paraphrases. Jean-Noël Jeanneney avait attribué ce mot à Montesquieu : ‘C’est l’héroïsme qui trompe l’admiration’ (Le Monde du 11 avril 2003). Or la citation exacte est la suivante : ‘L’héroïsme que la Morale avoue ne touche que peu de gens. C’est l’héroïsme qui détruit la Morale qui nous frappe et cause notre admiration.’
M. Ehrard n’a pas protesté : ‘Approximative dans la lettre, la citation n’en était pas moins fidèle à l’original en esprit ; on peut même dire que du point de vue formel elle est du meilleur Montesquieu, de l’authentique amélioré.’
C’est dans les pages ‘Débats’ que l’auteur de L’Esprit des lois est le plus cité, et on ne s’en étonnera pas : son registre est celui de la réflexion, non de l’histoire immédiate. Mais il n’aurait pas sa place dans un quotidien s’il n’était lié, de quelque façon, à l’actualité. Montesquieu s’était brillamment exprimé sur l’inflation législative, les rapports entre l’histoire et la loi, le commerce international, la justice fiscale, le climat, le suicide… Des sujets qui occupent souvent la ‘une’ du Monde. En 2005, il était présent dans un article de Martine Silber sur la laïcité, une analyse de Daniel Vernet sur la diplomatie américaine, un reportage de Bruno Philip en Chine…
Au point qu’on finit par lui attribuer des pensées qui ne sont pas les siennes ! S’il est incontestablement l’un des promoteurs du libéralisme politique moderne, il n’en va pas de même en économie, remarque M. Ehrard. On le cite souvent à propos du ‘doux commerce’, idée à la mode, mais elle n’est pas de lui, bien qu’il ait vu dans les relations commerciales un facteur de paix.
De la même manière, quand un syndicaliste CGT, interviewé par Pascal Galinier dans Le Monde du 21 décembre 2002, affirme : ‘Les grandes choses se font avec les gens, pas au-dessus d’eux’, M. Ehrard s’interroge : ‘Cette citation me paraît douteuse, mais la mémoire ne prête qu’aux riches… Bien malin qui dirait ce que Montesquieu aurait pensé, en bien ou en mal, de l’impôt sur la fortune et des subtilités de notre système fiscal.’
De temps en temps, on le retrouve dans la rubrique ‘Voyages’. Il faut dire que le fondateur de la ‘théorie des climats’ voyait dans ses périples une synthèse des contraires : le moyen de découvrir la diversité humaine, mais aussi de se retrouver soi-même dans les autres. Tout Montesquieu est là, tiraillé entre l’universalité du Vrai et la multiplicité des vérités locales…
Cela dit, il n’est pas l’auteur français du XVIIIe siècle le plus présent dans Le Monde. Didier Rioux, directeur de notre service de documentation, a eu l’amabilité de faire une recherche sur l’année 2005. Rousseau arrive en tête avec 115 citations, suivi de Voltaire (93). Montesquieu n’est qu’en quatrième position (39), après Diderot (58).
Beau joueur, Jean Ehrard s’incline devant les statistiques. Elles ne changent rien à l’importance de ‘l’homme de sa vie’. Montesquieu, selon lui, a encore beaucoup de choses à nous dire. Certes, deux siècles et demi après sa mort, il ne peut résoudre des équations à notre place : en voulant le faire parler sur le clonage, l’homoparentalité ou l’élection d’une femme à la présidence de la République, on tomberait vite dans des anachronismes ridicules. ‘Mais il peut aider à penser nos problèmes, affirme M. Ehrard, et d’abord à les poser correctement.’’