‘A viez-vous lu ce reportage de Luc Bronner dans Le Monde du 25 mars ? Il y était question d’un groupe de jeunes banlieusards, partis de Bobigny et de Drancy (Seine-Saint-Denis) pour aller ‘casser du flic’ sur l’esplanade des Invalides, à Paris, après avoir volé ou agressé des étudiants et lycéens qui défilaient contre le CPE.
Luc Bronner, 32 ans, s’était mêlé à eux, sans leur cacher sa qualité de journaliste. Il racontait, ‘de l’intérieur’ en quelque sorte, leur consternante équipée : ‘Les claques distribuées au hasard alors qu’ils courent le long du cortège ; les petits groupes de cinq ou six personnes qui se jettent sur un lycéen, le font tomber et le rouent de coups ; les jeunes filles tabassées à coups de pied ; les ‘balayettes’, dont ils sont si fiers, qui renversent leurs victimes ; les pierres jetées aux policiers ; les portables volés, les appareils photo arrachés. On les suit et on voit leurs sourires, on les entend se raconter leurs performances…’
L’article précisait que cette bande d’une cinquantaine de personnes, bien organisée, était ‘composée majoritairement de Noirs, d’une minorité de Maghrébins et de quelques Blancs’. Une précision qu’on n’aurait pas lue dans Le Monde il y a quelques années : il n’y était alors question que ‘des jeunes’ ou ‘des jeunes des cités’.
Trois lectrices, frappées par ce reportage, nous ont fait part de leurs réactions.
‘J’aimerais savoir, écrit Marie Duflos, de Nanterre (Hauts-de-Seine), si le journaliste s’est contenté d’observer ces vols et agressions, s’il a aidé les personnes qui se faisaient dépouiller ou frapper et s’il a averti la police pour qu’elle interpelle les auteurs.’
Ce n’est pas le contenu de l’article qui a choqué Zoé Jamme, étudiante en deuxième année d’histoire et sciences politiques à Paris-I : ‘La réalité que vous décrivez, je commence malheureusement à la connaître, puisque je participe aux manifestations anti-CPE depuis un mois. Ce qui me gêne, c’est la place occupée par le journaliste. Où commence la non-assistance à personne en danger ? Suivre ‘officiellement’ une bande de casseurs est une manière de relayer leur violence. En les suivant, sans vous cacher, vous avez joué leur jeu. Sinon, pourquoi croyez-vous qu’ils vous aient épargné ? Le fait qu’un journaliste les observait n’a pu qu’intensifier leur violence.’
La même question est posée par Corinne Julien, de Bagnolet (Seine-Saint-Denis) : ‘On se croirait en pleine télé-réalité. A aucun moment, dans son article, l’observateur ne s’interroge sur l’influence qu’il a pu exercer sur les observés.’
Notre lectrice, âgée de 35 ans, qui est ‘salariée précaire et étudiante en psychologie’, soulève un autre point : ‘Dans un climat délétère et depuis les ‘fameux’ événements de banlieue, précisément dans le 9-3 (le département de Seine-Saint-Denis), il y a une volonté de stigmatiser un peu plus une jeunesse et une population déjà montrées du doigt. Je ne nie pas la violence, mais je demande que le journaliste fasse son travail de journaliste : c’est-à-dire interroger cette violence et, s’il ne peut y répondre, enquêter, en rencontrant des psychologues, des sociologues, etc. Une interrogation, une mise à distance permet la réflexion du lecteur. Alors que, là, on se contente de montrer et on confirme l’équation : 9-3, jeunesse, immigrés = violence.’
Précisons d’abord que la bande de casseurs n’avait pas attendu Luc Bronner, le 23 mars, pour affronter des policiers à Bobigny. Ce sont précisément ces incidents qui ont permis au journaliste du Monde d’entrer en contact avec les intéressés. Il a pris ensuite le métro avec eux, les a vus occuper un wagon entier et tirer la sonnette d’alarme pour laisser à un retardataire le temps de les rejoindre. Il n’avait aucun moyen de s’interposer quand deux passagers se sont fait insulter ou quand un adolescent a été dépouillé de son MP3. Lui-même a été interrogé, de manière assez agressive, sur ses activités.
A l’arrivée, place d’Italie, les joyeux lurons se sont brusquement transformés en meute hurlante. Ils n’ont pas cessé de courir pendant deux heures, et Luc Bronner a couru avec eux, jusqu’à ce que des menaces l’obligent à prendre ses distances pour les observer de plus loin. Tout allait très vite. Le reporter du Monde n’était pas en mesure d’intervenir. Il a lui-même été jeté à terre et roué de coups à la fin de la manifestation, sans avoir eu le temps de reconnaître ses agresseurs.
‘J’étais là en journaliste, dit-il. Ni pour inciter des gens à commettre des violences, ni pour les en empêcher. J’étais comme un photographe, avec toute l’émotion, l’indignation et le sentiment d’impuissance que peut éprouver un photographe dans de telles situations. Ma présence les a peut-être flattés, au début, dans le métro, mais à aucun moment je n’ai eu l’impression qu’elle influençait leur comportement. Il y avait d’ailleurs deux mille autres casseurs ce jour-là, qui se comportaient de la même façon.’
Pour ces marginaux, Le Monde ne représente pas grand-chose : ils ont essentiellement une culture télévisuelle. Seules les images leur importent vraiment. On les a vus se filmer entre eux pendant les manifestations…
Se fondre dans l’une de ces bandes était une bonne manière de les observer. ‘Ils ont envie de parler, remarque Mustapha Kessous, 26 ans, qui collabore au service Société du Monde. Ce n’est pas sur l’esplanade des Invalides, au milieu de la fumée des bombes lacrymogènes, qu’on peut les entendre, mais chez eux, quand ils traînent au pied des barres d’immeubles.’
Des rédacteurs et des rédactrices du Monde se rendent plus souvent dans des quartiers ‘difficiles’, au lieu de se contenter de rapports de sociologues ou de récits a posteriori, à partir de sources policières. Un journaliste de la presse écrite a l’avantage de se présenter sans caméra et sans micro. ‘Je ne sors même pas mon stylo, précise Mustapha Kessous. On commence généralement par me soupçonner d’être un policier…’ Des contacts se sont notamment établis à Bagneux (Hauts-de-Seine) après le meurtre d’Ilan Halimi, le jeune juif enlevé et torturé par une bande qui se qualifiait elle-même de ‘barbare’.
Dans le métro, le 23 mars, entre Bobigny et la place d’Italie, Luc Bronner s’est fait apostropher : ‘Vous, les journalistes, vous êtes là parce qu’on fout le bordel. Les autres jours, on ne vous voit pas.’ C’est de moins en moins vrai.
Rassurez-vous, chère lectrice du 9-3 : on ne cherche à ‘confirmer’ aucune ‘équation’. Après des années de myopie politiquement correcte, dont Le Monde n’avait pas le monopole, on va davantage sur le terrain, on écoute les gens et leurs souffrances – aussi bien les agresseurs que les victimes – et on ne craint pas d’appeler les choses par leur nom, ce qui est encore le meilleur moyen de commencer à les comprendre…’