‘Le billet d’adieu est un exercice délicat, d’autant plus qu’il est inhabituel. Seuls les directeurs, médiateurs ou chroniqueurs qui disposent d’une tribune affermée peuvent le pratiquer et – heureusement pour eux – fort rarement. C’est ma première expérience, après trente-huit ans de Monde et quatre ans de médiation…
Mon prédécesseur, Robert Solé, avait une première fois tiré sa révérence, en novembre 2006, avant de devenir billettiste. Son second coup d’essai, ‘Point final’, publié le 1er mars, signe, cette fois, son départ du journal ; un coup de maître, à en juger par le courrier reçu.
Par dizaines, des fidèles éplorés épanchent leurs regrets, dans toutes les langues et sur tous les modes. Concis : ‘Merci pour tout. J’avais toujours beaucoup de plaisir à vous lire’ (Ronan Faou, Lille). Timide : ‘C’est la première fois qu’en tant que lectrice assidue je vous écris pour vous faire part de ma désolation de ne plus trouver en dernière page le billet de Robert Solé. C’était chaque jour un moment pour sourire, un vrai jeu de l’esprit et de la langue française’ (Michèle Sellier, Paris). Plaisant : ‘Le Monde continuera de nous éclairer, mais comme il va nous manquer, ce petit rayon de Solé(il) quotidien !’ (Dominique Ravetto, Tillenay, Côte-d’Or.) Lettré : ‘Un seul billet vous manque et tout est dépeuplé’ (Michel Aublanc, Gometz-le-Châtel, Essonne). Germanique : ‘Mit Anteilnahme und einer gewissen Tristesse lese ich ‘Point final’’ (‘C’est avec une profonde sympathie et une tristesse certaine que je lis ‘Point final’’, professeur Bertold Kupisch, Heidelberg, Allemagne).
La frustration exprimée révèle le poids des habitudes de lecture. ‘Quel dommage ! Ma lecture du Monde va être bien dérangée par ce départ. Je commençais toujours par le billet et j’en savourais la chute : ‘In cauda venenum’ !’, avoue Claude-Michelle Marmonnier (Annecy, Haute-Savoie). ‘C’était Robert Solé dont je découvrais le billet, avec un grand bonheur, lorsque je retournais Le Monde. Ensuite, je tentais de faire les mots croisés. Enfin, j’ouvrais le journal’, appuie Véronique Masson (Saint-Germain-en Laye, Yvelines). Si nombre d’habitués faisaient de ce billet leur hors-d’oeuvre, d’autres le gardaient pour la bonne bouche : ‘Il m’arrivait de lire votre billet en dernier, c’est ce qu’on appelle garder le meilleur pour la fin’, assure Didier Bidault de l’Isle (Pierrefeu-du-Var, Var).
Perturbés, les lecteurs s’inquiètent de l’avenir, même si certains, comme Claude Wachez (Paris), continuent d’espérer contre l’évidence : ‘L’arrêt de ce billet est-il vraiment irrévocable ?’ Michelle Sabatier, elle aussi, insiste : ‘Cette chronique était l’une des rares que je lisais tous les jours ! J’espère retrouver Robert Solé ailleurs. Sur Internet peut-être ?’
Marcel Ramin (Paris), lui, fait contre mauvaise fortune bon coeur : ‘Il ne reste qu’à espérer que Robert Solé aura un digne successeur, ce qui ne sera pas, a priori, facile’, tandis que Marc Modert (Luxembourg) souligne, s’il en était besoin, l’importance de ce rendez-vous : ‘La France peut changer de gouvernement et de ministres, elle reste la France. Mais Le Monde privé de son billet quotidien, est-ce vraiment encore Le Monde ? L’attachement des lecteurs est le pendant et le résultat de la fidélité du journal envers ses plumes – et de celle des journalistes envers leur maison. Y aura-t-il une relève, une continuité ?’
Succédant aux changements d’actionnaires et de direction, ce départ éveille aussi des soupçons, aggravés par le fait que le successeur de notre billettiste émérite n’a pas encore été désigné : ‘J’ai été très choqué par la ‘révocation’ d’Eric Fottorino. Et voilà Robert Solé qui s’en va et le billet quotidien – une belle tradition qui honorait Le Monde – disparaît. Normalisation après révocation ? J’espère me tromper, mais je ne peux dissimuler mon inquiétude quant à la survie d’une presse vraiment libre’, observe Francis Chenot (Amay, Belgique). ‘Eric Fottorino viré, Robert Solé promptement mis sur la touche. Cela ressemble aux purges staliniennes. Vos fidèles lecteurs méritent quelques éclaircissements’, remarque André De Bona (Le Pecq, Yvelines).
Comme lui, beaucoup de lecteurs déplorent l’excessive ‘discrétion’ du journal sur ce sujet. ‘Pourquoi cette disparition sans explication aucune ?’, demande Christiane Maibach (Lyon). ‘Le départ de Robert Solé est aussi désolant que le silence qui l’entoure’, remarque Jean-Louis Baril (Saint-Cloud, Hauts-de-Seine). ‘Si Robert Solé part en raison de réorganisations ou parce qu’il n’apprécie pas les nouvelles orientations du Monde, je suis encore plus triste’, regrette Mireille Nathanson (Paris).
Les plus choqués, enfin, s’insurgent. ‘On ne nous demande jamais notre avis, nous, lecteurs fidèles’, proteste Jean-Pierre Leterrier (Neuilly, Hauts-de-Seine). ‘Vous pourriez avoir l’élégance et la politesse d’annoncer les départs des rédacteurs ou des directeurs, suggère Pierre Noblecourt (Cabriès, Bouches-du-Rhône). Vous oubliez qu’ils font partie des familiers des foyers des lecteurs. Il a fallu la chronique de la médiatrice pour apprendre et comprendre quelque chose au départ de Fottorino.’
Créer un espace consacré aux mouvements au sein de la rédaction ne serait pas une mauvaise idée, car Robert Solé, s’il est le plus visible, ne sera pas le seul à partir. Son départ s’explique en effet par l’ouverture de la clause dite ‘de cession’ prévue par une loi votée (à l’unanimité) en 1935, afin de protéger la liberté de la presse. Elle permet à tout journaliste de quitter son entreprise après un changement significatif du capital, en bénéficiant des conditions d’un licenciement.
Au Monde, c’est, bien sûr, la première fois qu’elle s’exerce. Une douzaine de journalistes – dont Robert Solé – ont déjà demandé à en bénéficier pour des motifs divers et strictement personnels – non en raison de divergences avec la rédaction. D’ici à la fin du mois de juin, d’autres suivront… y compris moi-même, dès le 16 mars.
Il était de mon devoir – le dernier – de vous l’expliquer. Adieu donc, chers lecteurs, et merci ! Quant à la suite, ne vous inquiétez pas, elle sera assurée. Si, par extraordinaire, tel n’était pas le cas, il serait temps, alors, de vous alarmer.’