LE MONDE
"Lettres amères", copyright Le Monde, 28/9/02
"Le médiateur du Monde jouit de toutes les libertés… y compris celle de ne pas écrire. Certaines semaines, en effet, aucune chronique ne s?impose, et il serait artificiel de vouloir à tout prix commenter les réactions des lecteurs ou le travail de la rédaction. Non pas que la matière manque, loin de là : à lui seul, le conflit israélo-arabe nourrit un courrier incessant. Mais par quel bout le prendre ? Et que dire, sans se répéter ?
La dernière salve n?est pas venue des pro-Israéliens ? les plus nombreux à écrire ? mais des défenseurs de la Palestine, choqués de lire dans Le Monde du 20 septembre ce titre : ?Nouvel attentat-suicide en Israël après plus de six semaines d?accalmie?, accompagné d?un sous-titre : ?Plus de 65 Palestiniens ont été tués dans des accrochages durant cette période.?
Le journal a aussitôt perdu un lecteur, si j?en crois Jean-Claude Perron, de Barnas (Ardèche), qui signe ? ex-acheteur du Monde?. Il ne comprend pas que l?on puisse qualifier d?accalmie une période au cours de laquelle 65 Palestiniens ont été tués. ?Quelle honte !, écrit-il. Quel mépris ! Quel aveuglement !? Le docteur Sylvaine Nahas, d?Amboise (Indre-et-Loire), abonde dans le même sens : ?Faut-il conclure qu?une accalmie, c?est lorsque les morts ne sont pas israéliens ??
Un lecteur parisien, Louis-Jean Duclos, fait une analyse plus élaborée du titre en question. Il faut dire qu?il s?exprime au nom de Vigie Média Palestine, ?association pour l?étude du traitement médiatique de l?information relative à la question israélo-palestinienne?… Selon lui, l?intitulé du Monde était triplement fautif : ?Une telle formulation donne à penser : 1? qu?il y a eu accalmie ; 2? que les Palestiniens, avec cet attentat, sont responsables de l?avoir perturbée ; 3? que la mort de plus de 65 Palestiniens ne serait qu?un détail d?un paysage globalement calme. On y discerne donc une tendance typiquement pro-israélienne à anesthésier l?opinion (l?accalmie), à rejeter la responsabilité de la reprise des violences (supposées momentanément conjurées) sur les Palestiniens, à considérer pour rien la mort de plus de 65 tués des leurs.?
Dans ces cas-là, je vais aux nouvelles, j?interroge le ou les journalistes concernés, pour savoir ce qui les a conduits à écrire telle ou telle chose. Mais pour l?article du 20 septembre, était-ce nécessaire ? Connaissant l?état d?esprit de la rédaction, sachant comment se fait un titre et les contraintes de l?exercice, je crois pouvoir assurer à M. Perron et Mme Nahas qu?ils se trompent : le premier, en voyant dans le titre en question une volonté ?de racisme et de discrimination? ; la seconde, en estimant que ?l?information dans Le Monde -se résume- au regard qu?Israël porte sur ses meurtres?.
Libre à M. Duclos de penser que la ?culture de la rédaction du Monde est fortement imprégnée de tendresse à l?égard d?Israël?. Vrai ou faux, c?est difficilement démontrable. Beaucoup de lecteurs sont persuadés du contraire. Ils ne cessent de dénoncer le ?parti pris propalestinien? du journal, sa ?haine? présumée d?Israël et même son ?antisémitisme masqué?. Allant plus loin, un lecteur de Tournefeuille (Haute-Garonne), Daniel Friedmann, écrivait en avril : ?Comme beaucoup d?amis d?Israël et membres de la communauté juive, je tiens Le Monde pour particulièrement responsable des actes d?antisémitisme actuels.?
On ne saurait réduire ces réactions à un lobby organisé, même s?il existe. Ce sont, le plus souvent, des réactions épidermiques, qu?un simple mot peut déclencher. En juin par exemple, après un sanglant attentat à Jérusalem, Le Monde avait eu la maladresse d?écrire : ?M. Sharon a contemplé l?alignement macabre des sacs mortuaires.? Il n?était pas nécessaire d?ouvrir le dictionnaire pour savoir que le verbe contempler peut suggérer l?admiration…
Ce n?est pas en renvoyant dos à dos les deux camps que l?on démontre une ?couverture? équilibrée du conflit israélo-arabe. Est-ce d?ailleurs l?équilibre que réclament la plupart des protestataires ? Un défenseur des Palestiniens m?écrivait il y a quelques mois, de manière significative : ?Pourquoi chercher une position équilibrée alors qu?il y a tant de déséquilibre sur le terrain ??
Tout cela pour dire qu?il n?est pas facile au médiateur de jouer au juge de paix à propos du Proche-Orient. Généralement, il vaut mieux laisser la parole aux uns et aux autres, sans commentaire, dans le courrier des lecteurs ou la page Débats.
Au cours de la semaine écoulée, le plus grand nombre de lettres reçues ne portaient cependant pas sur le Proche-Orient, mais sur Maurice Papon. Pourquoi l?ancien secrétaire général de la Gironde, condamné à dix ans de réclusion criminelle pour son rôle dans la déportation de juifs durant la seconde guerre mondiale, a-t-il été remis en liberté ? demande-t-on. Et pourquoi le journal a-t-il approuvé cette décision de la cour d?appel de Paris ?
?Sur le fond, j?attendais du Monde une posture morale et non juridique?, affirme Jacques Naymark (courriel). ?Absoudre cette décision ahurissante en invoquant l?humanité pour un complice de crimes contre cette même humanité est franchement malvenu, surtout envers un homme qui n?a jamais présenté ses excuses aux familles, qui les a insultées en se proclamant innocent et qui a fui après son procès?, ajoute Bruno Delelis (Paris).
Deux éditoriaux avaient répondu par avance à ces critiques. Ils invoquaient ?l?humanité de la loi qui doit bénéficier à tous?, au nom de ?l?Etat de droit?. Je n?ai pas grand-chose à ajouter, le rôle du médiateur n?étant ni de critiquer une position du journal, du moment qu?elle se fonde sur une argumentation cohérente, ni de paraphraser les éditoriaux. Le mieux est de donner la parole aux lecteurs, ce qui sera fait dans le courrier du prochain numéro (daté 1er octobre).
Reste à conclure cette chronique, qui n?en est pas tout à fait une. Au risque de changer complètement de registre, je suis tenté de citer un abonné de la région parisienne qui saisit le médiateur pour une tout autre raison. Preuve, s?il en était, que les soucis des lecteurs du Monde ne se limitent pas à des sujets aussi graves que le drame du Proche-Orient ou la déportation de juifs sous l?occupation allemande.
Donnons donc la parole à Jean Coste, abonné de Viry-Châtillon (Essonne), et laissons-lui le dernier mot : ?Abonné au Monde depuis 1956, écrit-il, je songe sérieusement à mettre un terme à tant d?années de fidélité. En effet, j?ai été terriblement vexé et mis dans une situation personnelle très désobligeante parce que je n?ai pas félicité dans des délais corrects un homme à qui je dois beaucoup pour sa nomination dans l?ordre de la Légion d?honneur. J?ai appris récemment qu?il n?avait ni compris ni apprécié mon silence. La raison en est que depuis Pâques de cette année, votre journal ne publie plus la liste des nommés et des promus dans l?Ordre national. (…) Ce n?est pas sans regret que j?irai chercher dans Le Figaro ce que vous avez éliminé. J?espère que tant d?années de fidélité me vaudront au moins une réponse.?"