LE MONDE
"Lire, écrire et conter" copyright Le Monde, 28/12/02
"UN peu curieuse, cette manchette du Monde du 24 décembre : ?Comment Noël est devenu notre vraie fête nationale?. Si le ?comment? suggérait des informations inédites, le ?notre? semblait oublier le caractère international du journal… et de Noël. Mais n?ergotons pas en cette trêve des confiseurs.
Au mois de novembre 2001, Le Monde et quatre autres journaux européens (El Pais en Espagne, La Repubblica en Italie, Publicoau Portugal et Algemeen Dagbladaux Pays-Bas) invitaient leurs lecteurs à rédiger des contes de Noël. Seules contraintes : les textes devaient être envoyés par courrier électronique et ne pas dépasser 1 200 signes, soit une vingtaine de lignes. Les meilleurs seraient publiés. Le Monde s?engageait même à diffuser tous les textes reçus en français sur son site Internet.
Il y en a eu plus de sept cents… Ils ont tous figuré, comme promis, sur les écrans du Monde interactif, et cinq d?entre eux ont été publiés dans le journal (daté 22 décembre 2001), accompagnés de quatre textes traduits de l?espagnol, de l?italien, du portugais et de l?allemand.
Les choses en seraient restées là si les éditions Actes Sud n?avaient eu l?idée d?en faire un livre. Vingt-cinq récits ont été choisis par Madeleine Thoby-Le Duc, qui a demandé à vingt-cinq illustrateurs de les mettre en images. Cela donne un bel ouvrage en couleurs, sans prétention et sans commentaire (25 Noëls du monde). Un premier tirage de huit mille exemplaires a été vite épuisé, et il a fallu réimprimer.
DU Père Noël en retard à celui qui se trompe de cadeaux, de la projection dans le futur à la nativité réinventée, les lecteurs-écrivains du Monde rêvent à haute voix. Avec Jean-Charles Moriaud, qui balaie en trois phrases tous les malheurs de la planète, ?on est bien loin du conte, très loin du compte?. Béatrice Mandopoulos, elle, nous révèle l?histoire du vieux Léon, ?un brave homme un peu distrait, toujours à chercher ses affaires aux quatre coins de la forêt? qui, un 24 décembre, ?retrouva un tréma égaré depuis des lustres?. Il le posa sur le e de son nom, mais une chute malencontreuse lui fit mélanger toutes les lettres. Depuis, ?on l?appelle le Père Noël?.
Les lecteurs du Monde ne se contentent pas, en effet, d?écrire des lettres. A Claudine Chevallier, de Neuilly-sur-Seine (Hauts-de-Seine), le journal a inspiré tout un livre. Le manuscrit qu?elle a eu l?amabilité de m?envoyer est intitulé ?Lire Le Monde ?. Un tel ouvrage, précise-t-elle, ?aurait pu être écrit par nombre de lecteurs farouchement attachés de façon critique, ludique et ironique à ce journal estimé et parfois horripilant. Il pourrait être défini comme une esquisse d?herméneutique de l?actuel?.
Cette dernière phrase peut paraître un peu difficile, mais Claudine Chevallier est docteur en philosophie. On se rassure vite en lisant son manuscrit, écrit d?une plume alerte : il relève davantage de l?impressionnisme que de la sémiologie.
?On achète le journal, remarque-t-elle, comme on ramène le pain. Moins exigeant cependant sur la qualité de la cuisson et la couleur de la croûte. Quoique… On hésite parfois à prendre le premier de la pile tant l?exemplaire du dessus paraît plus froissé, marqué déjà par son exposition à l?air, si brève soit-elle.? Imaginez que le vendeur de journaux soit en rupture de stock.?Inconcevable, écrit notre philosophe. Le ?Désolé, nous n?en avons plus?inflige un brutal arrêt à sa vespérale espérance. Une sorte de micro-séisme intérieur. On reste là, interdit. Muet. Se résoudre n?est pas facile. On voudrait briser la dictature de l?impossible.? Heureusement, ce genre de mésaventure est rare. ?Une fois en poche, seconde peau protectrice, il distille doucement ses bienfaits à venir. Et, chaque jour, on éprouve une infinie gratitude envers ce qu?il nous réserve d?intelligence, d?émotions et… de frustrations.?
MARIE PINOTEAU va plus loin : du Monde, elle fait depuis dix ans ?le support?de son travail. Veuillez entendre s?il vous plaît ?support? au sens propre : une fois qu?elle a lu son journal, cette jeune artiste lyonnaise, ex-professeur d?arts plastiques, le découpe au couteau. En deux, d?abord, puis de nouveau en deux : ce qui donne ?le quart du Monde?, ou peut-être le quart-monde, allez savoir : elle n?arrête pas de jouer avec les mots, de les ?mettre en chair?.
Le Monde , Marie Pinoteau vit avec lui depuis l?âge de cinq ou six ans. ?A la maison, chez mes parents, c?était une institution.?Elle l?a beaucoup lu par la suite, beaucoup découpé.?J?ai accumulé des piles d?articles, des malles entières. C?est affreux, j?ai du mal à le jeter.?
Pour fabriquer ?la peau du Monde?, support de ses peintures, Marie Pinoteau colle entre elles plusieurs épaisseurs du journal, avant de les enduire et de mélanger des pigments avec de la cire. Cela donne à ses peintures ?une portée symbolique beaucoup plus forte?. Avant même de découvrir le célèbre livre de Nicolas Bouvier, elle avait spontanément appelé cela ?Mon usage du Monde?
Elle travaille depuis quelque temps sur les noyaux, fruits et pépins de la Méditerranée. Dans certaines figures, le texte imprimé apparaît. Ce sont comme ?des fragments de mémoire? que seule l?artiste connaît – elle choisit des articles qui l?ont marquée – et donnent à l??uvre ?une charge émotionnelle très forte?. Ces soixante-douze tableaux, aux couleurs très chaudes, font l?objet d?une exposition itinérante. C?est un ?projet évolutif?, une ?proposition mi-figue, mi-raisin?.
Souhaitons à Marie Pinoteau, en 2003, plein de figues, d?olives, de grenades, d?amandes, de pignons et de raisins. Bonne année aussi à tous ceux qui récrivent Le Monde à leur manière, en s?autorisant à rêver."