Thursday, 26 de December de 2024 ISSN 1519-7670 - Ano 24 - nº 1319

Robert Solé

LE MONDE

"Abus textuels", copyright Le Monde, 19/1/03

"La première lettre de Didier Boden portait la date du 7 octobre 2002. Elle faisait neuf pages et n’était pas de celles que l’on rédige sur un coin de table, dans un café. Neuf pages d’une précision saisissante, admirablement présentées, avec des gras, des italiques et tout ce que peut offrir un logiciel bien maîtrisé.

Après avoir indiqué son degré de parenté avec le journal et son numéro d’immatriculation (abonnement 803 15 766), ce lecteur parisien y commentait ?les attentats à la langue française que perpètrent quotidiennement les journalistes du Monde ?. Sachant qu’il n’était pas le seul, loin de là, à s’en plaindre, il ajoutait : ?Toutes ces lettres que vous recevez sont précieuses.

Il faut les ordonner, les compiler, en faire une somme, un livre. On y enseignerait les tours et les formules qu’il faut employer pour être publié dans votre quotidien. Rien ne serait omis : anglicismes, confusions d’homophones ou de paraphones (?repère? pour ?repaire?, ?n’a pas l’heur de déplaire? pour ?n’a pas l’air de déplaire?), excès de négations (?Rien n’interdit qu’il n’en soit pas de même pour Ben Laden?), inversions fantaisistes du sujet et du verbe…? Suivait une longue contribution destinée au futur chapitre sur les anglicismes.

J’ai remercié M. Boden et promis de faire écho à son étude. Il m’a envoyé alors un deuxième courrier, le 23 octobre, un peu plus long que le premier, pour y inclure ?les incompréhensibles anglicismes? commis dans l’intervalle. ?Ne croyez-vous pas, me disait-il, que le moment serait venu d’avertir vos journalistes que leurs inexactitudes terminologiques, désormais doublées de déroutantes palinodies, sont du plus mauvais effet ??

Troisième version, revue et augmentée, le 21 novembre. ?Les choses vont en s’aggravant?, m’écrivait M. Boden, exemples à l’appui. Il citait notamment une journaliste ?à qui il serait opportun d’adjoindre de toute urgence un rédacteur francophone?.

Son dernier envoi date du 8 janvier et occupe dix-sept pages. Je ne me sens pas le droit d’en priver plus longtemps les lecteurs et les rédacteurs du Monde. Il est exclu, bien sûr, de citer ce texte in extenso : deux pages du journal n’y suffiraient pas. En voici au moins le canevas.

La première partie concerne le remplacement inutile d’un mot français par un mot anglais. Il n’y a aucune raison, par exemple, de parler d’un ?remake (répétition, réédition) de juin 2002? à propos d’une élection partielle, ou du ?speech (discours) d’un vétéran?, fût-ce à Sainte-Mère-Eglise. Plus grave est le recours inutile à un mot anglais en altérant le sens de celui-ci. On ne peut pas dire que le maire de Paris ?bluffe ses adversaires? pour indiquer qu’il les épate. To bluff signifie tromper, duper.

Un deuxième chapitre, subdivisé en quatre parties, concerne l’inutile imitation de la grammaire anglaise. M. Boden a raison de souligner ici une tournure charabieuse de plus en plus fréquente dans Le Monde et dont il nous apprend qu’elle est maladroitement inspirée de la presse anglo-saxonne : il s’agit de l’emploi d’un verbe mal choisi après une citation. Exemples : ??Cette UMP (…) on ne se retrouve pas du tout dedans?, condamnent Brigitte et José? (Le Monde du 25 mai 2002). ?Ïl appartient au peuple palestinien et à lui seul de choisir ses représentants?, s’est démarqué Jacques Chirac.? (Le Monde du 27 juin 2002).

Je sens déjà l’énervement d’un autre lecteur, Sébastien Lacroix, qui m’écrivait, il y a quelques mois, ?par e-mail?(il tenait à ce terme, refusant sa francisation par mel ou courriel), pour dénoncer ?un combat vain et sans fondement contre le franglais, qui n’existe pas?. Selon lui, ?le français doit continuer à s’enrichir au contact de l’anglais?. Que des locuteurs s’approprient un terme et lui donnent une autre signification n’a aucune importance : le tout est d’être compris. S’il y a une langue menacée aujourd’hui, ajoutait-il, c’est… celle de Shakespeare. Eh oui ! ?A force d’être réadaptée à toutes les sauces régionales, elle voit se fragiliser son lexique, sa syntaxe et sa sémantique.? Je soumets quand même à ce lecteur internaute (net surfer ?) la dernière série de crimes et délits relevés par M. Boden, car elle touche à des questions de fond : il s’agit cette fois de la traduction en mauvais français de phrases écrites en bon anglais.

Le Monde n’est pas le seul à avoir adopté le stupide ?abus sexuels? (comme si les viols n’étaient que des excès ou des exagérations !). To abuse veut dire agresser ou importuner et abusessignifie mauvais traitements.

A propos de l’Irak, notre lecteur a raison de remarquer que les evidences que détiennent les inspecteurs de l’ONU sont des preuves et non des ?évidences? (Le Monde daté 22-23 décembre 2002), que ce pays ne peut pas être ?libre de toute arme nucléaire? (21 septembre), que Saddam Hussein n’a pas pu prêter serment sur ?une copie? du Coran (19 octobre), et que personne, pas même George Bush, n’est en mesure de ?renverser? (to reverse : annuler, révoquer, modifier) une décision du Conseil de sécurité (11 décembre).

M. Boden insiste sur une expression au c?ur du conflit : material breach, que Le Monde a traduite successivement par ?infraction matérielle? et ?violation patente?. Or, nous dit-il, le mot anglais material dénote le dépassement d’un certain degré de gravité et n’a aucun rapport avec ce qui serait matériel ou évident. La bonne traduction est ?violation substantielle?, comme cela figure en toutes lettres dans la version française de la résolution 1 441 des Nations unies.

En effet, c’est la phrase contenue dans le texte. Du moins dans sa première version, car en accord avec la délégation française ?violation substantielle? a été remplacé par ?violation patente?… Là, je suis obligé de renvoyer M. Boden aux plus hautes autorités de la République.

Je lui demande, en revanche, de bien vouloir étudier la remarque d’un lecteur de Châtellerault (Vienne), Max-André Minutti, qui conteste, lui, la traduction de rogue states par ?Etats voyous?. Son dictionnaire Webster le renvoie de rogue à vicious, et de vicious à noxious. L’idée de nocivité ne devrait-elle pas nous obliger à traduire rogue par ?pernicieux? ? La réponse figurera peut-être dans la cinquième version de l’étude de M. Boden, que je remercie par avance en le priant d’agréer l’expression de mes sentiments distingués. Autrement dit, sincerely."