Saturday, 23 de November de 2024 ISSN 1519-7670 - Ano 24 - nº 1315

Robert Sol&eacuteacute;

LE MONDE

"En bonne justice", copyright Le Monde, 22/7/03

"En annonçant devant les caméras ?l?arrestation d?Yvan Colonna, l?assassin du préfet Erignac?, le ministre de l?intérieur, Nicolas Sarkozy a ouvertement porté atteinte à la présomption d?innocence. N?aurait-il pas dû, comme il l?a fait ensuite dans un communiqué, parler de ?l?assassin présumé? ? Cette dernière formulation est pourtant contestée par plusieurs lecteurs du Monde, qui reprochent au journal d?en user et abuser.

?Pourriez-vous, s?il vous plaît, rappeler à vos rédacteurs qu?il n?y a, en droit français, de présumés qu?innocents ??, m?écrit Dominique Sourisse (courriel). Bien avant l?arrestation du militant nationaliste corse, un lecteur de Rennes, Guillaume Bailhache, abondait dans le même sens : ?Juridiquement inexacte, l?expression ?assassin présumé? est une violation caractérisée de la présomption d?innocence. Elle introduit une présomption de culpabilité.?

La rédaction en chef du Monde vient de se ranger à cet avis : qualifié jusqu?ici d?assassin présumé? du préfet Erignac, Yvan Colonna ne l?est plus depuis son arrestation. On le désigne désormais comme ?l?homme qui est soupçonné d?avoir assassiné le préfet? ou ?le principal suspect de l?assassinat?. Si la mesure devait se généraliser à toutes les personnes non encore jugées, ce serait un grand changement, car l?adjectif ?présumé? est omniprésent dans les colonnes du journal.

En bonne justice, toute personne est innocente tant qu?elle n?a pas été reconnue coupable des faits qui lui sont reprochés. C?est un principe essentiel du droit français. Il n?appartient pas à l?accusé de prouver son innocence, mais à l?accusation de démontrer sa culpabilité. Un assassinat, comme chacun sait, est un meurtre avec préméditation. Tant que la condamnation n?a pas été prononcée, il n?existe ni assassin ni meurtrier, présumé ou non.

Mais la langue française abonde en nuances et contradictions. La ?présomption d?innocence? est un principe, inscrit dans la Déclaration des droits de l?homme et du citoyen ; alors qu?assassin présumé? est une formule, pas très heureuse, pour ménager le doute : l?adjectif ?présumé? vise ici à atténuer le mot ?assassin?.

Les médias l?ont adopté par commodité : il est plus court et plus simple – surtout dans un titre – d?écrire ?l?assassin présumé? que ?l?homme qui est soupçonné d?avoir assassiné?. Mais c?est aussi une manière de traduire une réalité : après tout, l?instruction ne s?est pas conclue par un non-lieu ; la justice estime avoir réuni des indices graves et concordants permettant de mettre une personne en accusation. Ce n?est pas parce qu?Yvan Colonna était présumé innocent que toutes les polices le recherchaient, mais bien parce qu?on le soupçonnait d?être coupable…

LES chroniqueurs judiciaires du Monde – Acacio Pereira, qui vient de suivre le procès Erignac, et Pascale Robert-Diard, qui a couvert le procès Elf – sont naturellement très sensibles à ces questions de vocabulaire. Dans les comptes rendus d?audiences, chaque phrase est pesée au trébuchet.

Le chroniqueur judiciaire n?est ni un reporter ni un journaliste chargé des faits-divers. Une bonne règle veut qu?il n?ait pas enquêté préalablement sur le crime ou le délit qui est jugé : comme les magistrats assesseurs ou les jurés, il découvre l?affaire au moment du procès.

Jean-Michel Dumay, qui a exercé cette fonction pendant huit ans, après avoir succédé à Jean-Marc Théolleyre et Maurice Peyrot, rappelle trois autres règles auxquelles Le Monde reste attaché :

1) suivre l?intégralité des procès, et pas seulement les audiences les plus attendues ;

2) donner la parole de manière équitable à toutes les parties en présence ;

3) ne rendre compte que des propos tenus dans le prétoire. Si des faits, pouvant éclairer le procès ou modifier son cours, surviennent dans les couloirs du palais de justice, ils seront rapportés à part.

En effet, le chroniqueur judiciaire n?a pas pour rôle d?enquêter, de rechercher des informations inédites, de recueillir des commentaires ou des confidences. ?Il n?y a rien à vérifier, rien à recouper, explique Pascale Robert-Diard. Notre rôle est simplement d?écouter, de regarder et de prendre des notes, pour pouvoir rendre compte le mieux possible de ce qui s?est passé à l?audience. C?est comme une scène de théâtre. Il faut la reproduire dans son ensemble. Tout est important : les mots, mais aussi les silences, les hésitations, les regards, les expressions.?

Pascale Robert-Diard et Acacio Pereira ont l?avantage de travailler dans un journal qui n?est imprimé qu?en fin de matinée. La veille, ils peuvent assister à l?audience jusqu?à son terme, vers 20 heures, puis disposent de toute la nuit pour rédiger leur article. Il est parfois utile, en effet, de laisser les impressions se décanter avant de prendre la plume, car certaines séances peuvent être très éprouvantes. Un chroniqueur judiciaire a beau prendre ses distances et se vouloir simple observateur, il n?est pas une machine.

?Il m?arrive d?être ému, et parfois hors de moi, dit Acacio Pereira. Quand le président exerce mal son rôle, ne sait pas conduire les débats, j?ai envie de me lever et de poser moi-même une question.? Jean-Michel Dumay va plus loin : ?Nous sommes confrontés à des moments terribles. A l?énoncé d?un verdict, j?ai eu le sentiment de vivre une injustice profonde. La quête d?objectivité n?empêche pas les émotions. Je me suis rendu compte que ce métier est totalement subjectif.?

L?exercice porte bien son nom : il s?agit d?une ?chronique?, dans laquelle l?auteur donne aussi ses impressions, sachant que son compte rendu d?audience sera lu par les acteurs du procès : accusés, avocats, magistrats. A la différence du reporter, qui disparaît après avoir fait son enquête, et contrairement au critique de théâtre, de musique ou de cinéma, qui n?a été présent que le temps d?une représentation, le chroniqueur judiciaire, lui, retrouve chaque jour au tribunal ceux dont il parle. Qu?il le veuille ou non, ses articles peuvent influencer le procès. A lui de garder ses distances, et la tête froide. De savoir résister au regard d?un accusé qui cherche à le persuader de son innocence. De savoir échapper à un avocat, posté à la sortie de l?audience, qui entend absolument lui exposer sa thèse, après l?avoir couvert de reproches ou de compliments. Dans cette délicate rubrique ?justice?, il ne suffit pas de trouver les mots justes…"