Sunday, 24 de November de 2024 ISSN 1519-7670 - Ano 24 - nº 1315

Robert Solé

LE MONDE

"La complainte de Vilnius", copyright Le Monde, 31/8/03

"Dans son dernier numéro (daté 27 août), Le Canard enchaîné signale ?une délicate attention? du service commercial du Monde pour… Yvan Colonna. L?homme suspecté d?avoir assassiné le préfet Erignac aurait reçu une lettre du quotidien, à la prison de Fleury-Mérogis, exprimant le souhait de le compter ?très longtemps? parmi les abonnés et lui expliquant, entre autres, comment recevoir le journal ?sur le lieu de -ses- vacances?.

Le Canard est bien renseigné. Le service de la diffusion me précise qu?Yvan Colonna s?est abonné, le 18 juillet, pour trois mois au Monde et pour un an à Courrier international. Une lettre de remerciement lui a été envoyée, avec un certain nombre de renseignements sur les dispositions à prendre en cas de vacances, de déménagement ou d?annonce dans le Carnet. Lettre-type que la fée Informatique adresse automatiquement à tout nouvel abonné, quel qu?il soit et où qu?il se trouve…

Je ne sais pas si Bertrand Cantat, à la prison de Vilnius, a le c?ur à lire la presse. Mais sans doute a-t-il pris connaissance du texte de trois de ses amis paru dans Le Monde daté 17-18 août. Cette défense du chanteur du groupe Noir Désir, soupçonné d?avoir frappé à mort l?actrice Marie Trintignant, nous vaut beaucoup de courrier, même après la publication de deux réponses sévères dans la page Débats du 21 août.

?Bertrand est aujourd?hui sur une scène qui n?est pas la sienne. Dans la peau d?un personnage qui n?est pas écrit pour lui. Acteur d?une tragédie qui ne lui correspond pas et pourtant de laquelle il ne peut s?extraire?, écrivaient Hélène Chatelain, Claude Faber et Armand Gatti. ?Aujourd?hui, ajoutaient-ils, nous restons solidement convaincus que Bertrand n?est pas fait pour le rôle que l?on veut lui attribuer (…). Bertrand Cantat reste des nôtres parce que nous refusons de renier sa vie, ses choix, son regard, sa présence, ses poèmes et ses lumières. Parce que nous refusons le rôle de spectateurs, de voyeurs et de juges que l?on veut actuellement nous imposer. Notre compagnon a besoin de retrouver son honneur.?

Valérie Veillot (courriel) remercie Le Monde d?avoir publié ce texte. ?Enfin un article qui ne condamne pas avant que la justice se soit prononcée, qui souligne la fragilité de toute vie et la personnalité de cet artiste hors pair !? Des remerciements également de Laurence Dandeau, de Margaux (Gironde), qui, ?sans être une fan inconditionnelle de Bertrand Cantat?, avait été ?outrée par une publicité nauséabonde? depuis l?arrestation du chanteur. ?Nul ne peut savoir ce qui s?est exactement passé, nul n?a le droit de juger.?

Mais la plupart des lettres sont de vives protestations. ?Comment osent-ils et comment avez-vous osé publier cette ignominie ??(Jean-Michel Berthier, courriel). ?Non, Bertrand Cantat n?est plus des nôtres. L?armée des anonymes devrait avoir le droit de répondre à ceux qui utilisent leur notoriété pour écrire et parler? (Serge Perez, Avignon). ?Vouloir absoudre publiquement Bertrand Cantat du crime qu?il a commis, c?est faire insulte à la mémoire de Marie Trintignant, bafouer la douleur de sa famille et choquer ceux qui, comme moi, l?ont aimée sans la connaître? (Jean-Pierre Quincarlet, Lyon).

Une lectrice de Marseille, Geneviève Dermenjian, élargit le débat : ?Le rôle exact d?un meurtrier, quoi qu?on en dise, est bien d?avoir tué, fût-il ?engagé?, ?talentueux?, ?humaniste?, ?intellectuellement rigoureux?, ce qui d?ailleurs est un facteur aggravant. Avoir tué devient la nouvelle et ?réelle personnalité? de tout meurtrier, même pourvu d?une ?poésie en forme d?étoile?et d?amis célèbres pour lui sauver la mise. Nous sommes en pleine confusion des plans, des valeurs et des sentiments.?

Serge Jardiné, de Saint-Germain-en-Laye (Yvelines), ajoute pour sa part : ?Il y a victimisation de l?auteur des violences. Sans le dire, on nous laisse entendre que la malignité publique, la morale ordinaire, et pourquoi pas la bourgeoisie, se déchaînent sur le rocker dérangeant. Mais qui dérangeait-il, grands dieux ! Finalement, ce plaidoyer reflète bien une certaine façon actuelle d?appréhender le monde : on nous fait croire que la ?vraie? vie est dans les télé-irréalités, dans ces jeux de rôle qui voient les morts se relever en fin de partie, dans le défaussement de sa propre responsabilité sur les autres, la société…?

Certains lecteurs n?écrivent pas pour défendre Bertrand Cantat ou pour dénoncer la plaidoirie de ses amis : ils reprochent au Monde d?avoir consacré trop de place à cette affaire.

?Pensez-vous sérieusement que votre lectorat se passionne pour un fait divers de ce genre ? demande Jean-François Daudrix (Paris). Jusqu?à ce que vous nous abreuviez ad nauseam de détails sur les faits, les personnages, les développements judiciaires et que sais-je encore, j?ignorais jusqu?à l?existence de Noir Désir et je m?en portais fort bien, comme certainement nombre de lecteurs du Monde. Laissez aux publications spécialisées le ?soin? d?entretenir la curiosité morbide de voyeurs invétérés et penchez-vous plutôt sur des sujets plus en rapport avec de vrais problèmes, comme vous savez le faire.?

Je ne trouve pas que Le Monde ait donné une importance démesurée à la tragique soirée de Vilnius. Dans les jours qui ont suivi les faits, il s?est contenté de simples appels en première page. Ce n?était pas pourtant un banal fait divers. Outre la notoriété des personnes concernées, l?affaire a pris tout de suite une dimension plus générale, en raison du débat sur la violence dans les couples, très vite ? trop vite ? ? soulevé, et du caractère emblématique du groupe Noir Désir. La contradiction était trop flagrante entre l?horreur survenue et l?image de Bertrand Cantat ? artiste engagé, intègre, cohérent ? pour ne pas intéresser tout le monde, y compris ceux qui connaissaient à peine la fille de Jean-Louis Trintignant et n?avaient jamais entendu parler jusque-là du chanteur bordelais.

Le journal est revenu sur l?affaire dans son numéro daté 24-25 août, en lui consacrant cette fois une manchette (?La génération Noir Désir face au drame de Vilnius?) et presque trois pages. Il y était question du désarroi des admirateurs de Bertrand Cantat, des idées de celui-ci sur la passion amoureuse, du regain de vente des disques de son groupe, de la polémique entre les avocats des deux parties, de la controverse franco-lituanienne sur l?extradition…

Un lecteur, Bernard Severin (courriel) fait part de sa ?totale désapprobation après un titre de ?une? aussi choquant, je dirais même indécent?. Michel Klein (Paris), lui, a ?failli découper les trois pages pour demander au journal soit le remboursement, soit le remplacement par une info internationale, politique, sociale, syndicale…?. Il ajoute : ?Vous perdez votre temps (et une place précieuse) à vouloir absolument faire des piqûres de jeunisme déplacé à ce journal.?

Je continue de penser, pour ma part, que cette triste histoire est bien plus qu?un fait divers et qu?elle méritait d?être traitée sous tous ses aspects, sans pour autant ressasser les mêmes interrogations d?un jour sur l?autre. Elle va certainement marquer une partie des 15-35 ans, pour qui Bertrand Cantat était un repère. Une désillusion ? une de plus ? dans un monde plein de nuages…

Reste, comme souvent, les questions de présentation, pour ne pas dire de mise en scène. Une manchette ?à froid?, trois semaines après les faits, s?imposait-elle ? Le phénomène Noir Désir, qui est incontestable, devait-il nécessairement être traduit par ?génération Noir Désir? ? Après toutes les ?génération Mitterrand?, ?génération Renaud? ou ?génération Besancenot?, après tous les commentaires relevés dans le journal ces dernières semaines sur les ?génération antiguerre? (Le Mondedu 31 mars), ?génération yéyé? (16 juin), ?génération hip-hop? (21 juin) ou ?génération Larzac? (30 juin), on finit par se perdre un peu."