LE MONDE
"Fantaisies en vitrine", copyright Le Monde, 14/9/03
"La première page est la vitrine du journal. Particulièrement soignée, elle suscite aussi – et c?est normal – les réactions les plus vives. Par exemple pour ce gros titre (deux lignes sur cinq colonnes), barrant la ?une? du 10 septembre : ?Il n?y a jamais eu autant de morts en août depuis la Libération?.
Certains lecteurs s?étonnent que Le Monde ait enfoncé avec fracas une porte ouverte. Les médias ne commentent-ils pas depuis des semaines la surmortalité au mois d?août, due à une canicule exceptionnelle ? ?Vous auriez pu titrer : ?Il n?y a jamais eu autant de morts au mois d?août depuis Vercingétorix?, ce qui aurait été encore plus vendeur?, écrit Jacques Bosser (Paris-4e).
Le Monde avait voulu aller au-delà des chiffres cités ici ou là et situer la surmortalité estivale dans l?histoire récente de la société française. Se fondant sur les calculs d?un démographe de l?INED, il affirmait : ?Au moins 54 070 personnes sont mortes en France durant le mois d?août 2003, contre 40 000 en année moyenne.? Il s?agit d?un ?nombre potentiel?, issu de l?évaluation de surmortalité faite par l?Institut national de veille sanitaire, à savoir 11 435 décès entre le 1er et le 15 août. Cette estimation est ?minimale?, ajoutait le journal : elle ne tient pas compte d?un surcroît de mortalité durant la seconde quinzaine d?août.
Imperméable à ce calcul, pourtant validé par des spécialistes, un lecteur-internaute, Renaud Guilbert-Roed, commente : ? Le Monde a donc créé une nouvelle notion mathématique : 40 000 + 11 435 = 54 070. S?il n?était pas question d?hommes et de femmes décédés, ce serait vraiment drôle. Hélas…?
Je ne m?aventurerai pas dans un tel débat, qui dépasse les capacités arithmétiques d?un modeste médiateur. Je citerai simplement cette remarque d?un lecteur d?Issy-les-Moulineaux (Hauts-de-Seine), Jean-Luc Meurisse : ?Une fois de plus, Le Monde monte en épingle les morts de la canicule. Pour quoi faire, sinon un scoop tardif, du moins une ?une? macabre à partir de cette seule estimation ? Quelle urgence y avait-il, et pourquoi ne pas attendre plutôt les chiffres définitifs ? Ces morts ne sont pas ?potentiels? ; si on ne peut plus rien pour eux, nous leur devons encore la dignité et le respect, et aussi le courage de nous avouer que ces personnes âgées sont mortes de solitude et d?indifférence, beaucoup plus que d?incurie des pouvoirs publics ou des autorités sanitaires.?
Mais c?est surtout la référence à la Libération qui a choqué des lecteurs. ?En lisant ce titre, écrit Jean-Paul Depecker (courriel), j?ai d?abord pensé que la canicule avait causé une surmortalité analogue à celle induite par les combats d?août 1944. Puis j?ai vu que vous vous fondiez sur des chiffres de l?Insee, dont la création remonte à… 1946.? Clotilde Druelle (Paris-6e) trouve, quant à elle, ce titre ?scandaleux? et commente : ?De nouveau le choc des mots. Vous savez bien que la Libération est porteuse d?une signification et d?un contexte qui n?a rien de commun avec la canicule de l?été.?
En effet, la Libération n?avait rien à faire dans cette triste comptabilité. Et même si le mot avait ici un sens générique (voulant dire : depuis la fin de la seconde guerre mondiale), il ne fallait pas l?employer.
Restons à la ?une? du Monde, mais en descendant de quelques centimètres, pour un sujet plus léger : le ?ventre?, c?est-à-dire l?article au titre en italique qui figure chaque jour au milieu de la page. Une lectrice parisienne, Paulette Page, est ?indignée? de trouver en si bonne place ?le récit de faits aussi essentiels que ?Charles Lindbergh n?avait pas six… mais onze enfants? (Le Monde du 5 septembre), ou ?La sécheresse a tué aussi le chêne de Marie-Antoinette? (Le Monde du 28 août).? Elle aurait pu citer des sujets encore plus inattendus, comme le premier Festival mondial des basses-cours (16 juin) ou le cinquantième anniversaire de la Cocotte-Minute (8 septembre).
Le ?ventre? de première page est né en janvier 1995 avec la nouvelle formule du journal. Sur le plan graphique, il illustrait le parti pris d?une maquette horizontale, à trois étages : le ?chaud? en tête, l?analyse en pied et le clin d??il au milieu. Ces dernières années, un étage supplémentaire a été ajouté, reléguant le ?ventre? en troisième position.
Cet article d?une cinquantaine de lignes souligne une volonté de diversifier la première page, mais aussi d?en atténuer le caractère négatif et tragique. Il vise à informer, à surprendre et à donner un plaisir de lecture. Plusieurs critères président à son choix : l?exclusivité, l?originalité, la qualité d?écriture et, bien sûr, l?intérêt du sujet.
Certains thèmes se prêtent admirablement à l?exercice, comme le débat entre linguistes anglais sur l?opportunité de remplacer it?s par its (25 août). Des informations scientifiques peuvent aussi y trouver leur place, comme l?étude des gènes du kangourou (31 juillet) ou les sauts de la cigale comparés à ceux de la puce (1er août).
Le Monde peut ici, contrairement à la manchette, se faire un peu racoleur, pour nous expliquer que ?toute nue la reine Néfertiti bouleverse l?Egypte? (10 juin), ou que la moitié du continent noir guette la douche matinale de Gaetano Kagwa, vedette du ?Loft Story? panafricain (22 juillet)… Le ?ventre? est également bien utile pour aborder des sujets d?actualité un peu décalés, comme l?anniversaire de Nelson Mandela (18 juillet) ou la Lancia offerte à l?épouse du chancelier Schröder pour apaiser les tensions germano-italiennes (16 juillet).
IL arrive que cet article se fasse grave pour accompagner un événement important. Il ?monte? alors d?un étage et complète la manchette. On y raconte par exemple la douleur des employés de l?ONU à New York le lendemain de l?attentat de Bagdad (21 août) ou la joie du ministre français de l?intérieur après l?arrestation d?Yvan Colonna en Corse (7 juillet). Chacun de ces deux sujets a eu droit à un autre ?ventre? peu de temps après. Et chacun nous a valu une volée de bois vert.
A propos de l?homme soupçonné d?avoir assassiné le préfet Erignac, l?article du 1er septembre se terminait par ces lignes : ?Discret, Jean-Hugues Colonna, le père d?Yvan, ancien député socialiste, se dit ?serein?. Il veut se souvenir de son père, qui avait aidé une famille juive à échapper aux nazis. ?L?hébergement, chez nous, c?est naturel et viscéral?, explique-t-il.?
Indignation de Paulette Samuel, de Saint-André-en-Royans (Isère) : ?Hébergement?, dites-vous ? Le même mot pour désigner le fait de mettre une famille juive à l?abri des nazis et celui de couvrir la cavale d?Yvan Colonna. (…) Acquiert-on la ?sérénité? au prix de l?aveuglement ??
Quant au ?ventre? du 28 août sur les Nations unies, il concernait les funérailles à Genève de Sergio Viera de Mello, le diplomate brésilien tué en Irak. On écrivait qu?il serait enterré au paisible cimetière de Plainpalais, ?où reposent les écrivains Jorge Luis Borges, James Joyce et Rainer Maria Rilke?.
C?est sans doute vrai pour Rilke et Borges, mais certainement pas pour l?auteur irlandais, dont le petit-fils, Stephen James Joyce, m?adresse une lettre furibonde. ?Mon grand-père,écrit-il, est bien mort en Suisse, mais à Zurich, le 31 janvier 1941, où il fut enterré deux jours plus tard. Il repose toujours à côté de son épouse, dans l?Ehrengrab, dont la Ville les a honorés en juin 1966. Cette tombe reçoit chaque année des milliers de visiteurs, qui peuvent également se recueillir sur celle d?Elias Canetti, Prix Nobel de littérature 1981, lequel avait souhaité être inhumé près de lui.? On s?en souviendra désormais, à chaque relecture ou rediffusion de l?admirable Gens de Dublin…"