Monday, 25 de November de 2024 ISSN 1519-7670 - Ano 24 - nº 1315

Robert Solé

LE MONDE

"Le plaisir de rectifier", copyright Le Monde, 21/9/03

"Dans ma précédente chronique (?Fantaisies en vitrine?, Le Monde daté 14-15 septembre), je citais les protestations de plusieurs lecteurs à propos d?un article indiquant que les écrivains Jorge Luis Borges, James Joyce et Rainer Maria Rilke étaient enterrés au cimetière genevois de Plainpalais. Et j?écrivais: ?C?est sans doute vrai pour Rilke et Borges, mais certainement pas pour l?auteur irlandais…?

Le ?sans doute? n?était pas de trop, même s?il n?excuse rien. ?Rainer Maria Rilke enterré à Genève ? s?étonne une lectrice lyonnaise, Danièle Matray. Sur quelle sépulture me serais-je donc recueillie, en Suisse certes, mais dans le canton du Valais, commune de Rarogne, dans le petit cimetière jouxtant l?église au sommet d?une colline surplombant le Rhône naissant ? Rassurez les germanistes, les poètes…?

Eric-J. Favre-Bulle, de Lausanne (Suisse), confirme, avec des précisions : ?La tombe est adossée à la paroi sud extérieure de l?église Saint-German. Celle-ci a été édifiée au début du XVIe siècle, au sommet d?une petite colline qui domine la vallée du Rhône, avec, à l?intérieur, de très intéressants décors peints de la même époque.?

Benoît et Nadine Stein-Seners, de Mundolsheim (Bas-Rhin), rappellent que, dans son film Lou n?a pas dit non, Anne-Marie Miéville emmène ses deux personnages principaux en promenade sur la tombe de Rilke. ?Nous avons eu l?occasion de nous y rendre en 1995, écrivent-ils. La tombe est paisiblement adossée au mur de la chapelle du cimetière. Il nous souvient qu?à côté de cette tombe toute simple figurait l?hommage d?un visiteur dont nous ne pouvions imaginer qu?il ait pu y accomplir, avant nous, un périple amoureux : Helmut Kohl, à l?époque chancelier de la République fédérale d?Allemagne. Nous n?avons pas sous la main les vers qui y figurent, gravés dans la pierre.?

Cette épitaphe m?est donnée ? et traduite ? par un autre lecteur, Gérard Delaloye, de Lausanne:

?Rose, oh reiner Widerspruch, Lust,

Niemandes Schalf zu sein unter soviel Lidern?

(Rose, ô pure contradiction, volupté de n?être le sommeil de personne sous tant de paupières).

En octobre 1926, Rilke s?était blessé à la main, dans son jardin, avec des épines de rose. Simultanément, il avait été atteint d?une leucémie aiguë, ce qui a donné naissance à la légende du poète tué par une rose… Il est mort le 29 décembre suivant et a été enterré à Rarogne le 2 janvier 1927.

M. Delaloye soupçonne Paul Celan ?d?avoir trouvé devant cette tombe, il y a une quarantaine d?années, le titre d?un de ses poèmes les plus importants : Die Niemandsrose (La Rose de personne)?. M. Favre-Bulle, lui, croit savoir que ?Darius Milhaud aurait composé, en 1939, la musique des Quatrains valaisans près de la tombe de Rilke?. Vous avez noté le conditionnel : tant que cela n?est pas démontré… Admirables lecteurs du Monde !

A la suite de ces lettres et de quelques autres, j?aurais voulu me rendre à Genève, Zurich et Rarogne pour visiter les tombes respectives de Borges, Joyce et Rilke. Mais je me trouvais à Istanbul, au colloque annuel des médiateurs de presse, appelés généralement ombudsmen en Amérique du Nord.

Nous étions une trentaine, venant de quatorze pays différents, dont les Etats-Unis, le Canada, le Brésil, le Mexique, l?Australie, le Japon, la Grande-Bretagne, les Pays-Bas… Outre votre serviteur, la France était représentée par Jean-Claude Allanic (France 2), Marie-Laure Augry (France 3) et Geneviève Guicheney, médiatrice des programmes des deux chaînes.

L?association internationale des ombudsmen ne compte que soixante-dix-huit membres. Autant dire que les dirigeants des groupes de presse et les rédactions ne se bousculent pas pour confier une telle fonction à des gêneurs en puissance, attentifs aux remarques parfois sévères des lecteurs, des auditeurs ou des téléspectateurs. Sous prétexte d?économies budgétaires, plusieurs médias américains se sont arrangés, ces derniers temps, pour supprimer le poste.

A noter cependant que, pour la première fois depuis sa création, il y a 152 ans, le New York Times a décidé de se donner un médiateur qui portera le titre de public editor. C?était l?une des recommandations contenues dans un long rapport réalisé après le scandale Jayson Blair, ce jeune journaliste qui avait pris l?habitude ? discutable ? de plagier ses confrères et d?inventer une partie de ses articles…

Le prestigieux journal new-yorkais rejoint ainsi d?autres grands quotidiens des Etats-Unis, comme le Washington Post, le Chicago Tribune ou le Los Angeles Times. Son public editor est nom-mé pour une année, à titre expérimental. ?Un regard professionnel, familier du journal mais indépendant de la production quotidienne, peut nous rendre plus sensibles à la rigueur et l?exactitude, et améliorer notre crédibilité?, a affirmé le nouveau directeur de la rédaction, Bill Keller.

En Europe, l?un des quotidiens qui accorde la plus grande place au médiateur est The Guardian, à Londres. Indépendamment de sa chronique hebdomadaire, mon confrère Ian Mayes, qui a le titre de reader?s editor, continue de publier chaque jour une colonne de rectificatifs. Il avait rassemblé ces perles dans un livre qui a eu beaucoup de succès. Un deuxième recueil, intitulé More Corrections & Clarifications, marqué du même humour british, vient d?être édité.

?A quoi servez-vous ??, me demandent de temps en temps des lecteurs, en constatant que certaines de mes remarques n?ont pas été suivies d?effet. Le médiateur du Monde aurait-il vocation à prêcher dans le désert ? J?ai au moins un sujet de satisfaction : depuis une chronique intitulée ?Quand l?erreur se glisse…? (Le Monde daté 13-14 février 2000), les rectificatifs sont rédigés de manière exemplaire. Sauf rares exceptions, on ne les maquille plus en ?Précisions? et on ne rédige plus de phrases entourloupées pour attribuer des bourdes à ?une coupe malencontreuse? ou à ?une mauvaise transmission?

Il reste malheureusement de nombreuses erreurs qui ne sont jamais rectifiées, car elles ne portent pas sur des noms, des dates ou des chiffres, mais sur des fautes de français. Or, aucun sujet ne provoque dans l?année autant de courrier que l?orthographe, la grammaire ou la syntaxe, les tournures fautives ou le charabia, sans parler des anglicismes inutiles et de l?emploi incorrect de mots anglais.

Le Monde n?est pas une exception, même si ses lecteurs sont ? à juste titre ? particulièrement exigeants en la matière. Mon homologue du Guardian reçoit lui aussi des plaintes continuelles de cette nature. Il consacre un tiers environ de ses chroniques au bon usage de la langue anglaise assaillie d?américanismes. Molière-Shakespeare, même combat…"