LE MONDE
"Relu et amendé", copyright Le Monde, 7/12/03
"Au printemps 2002, Le Monde a introduit dans ses pages une innovation qui n?est pas passée inaperçue : certains entretiens se voyaient précédés de la mention ?relu et amendé? ou ?relu et approuvé? (par l?interviewé). Des lecteurs en ont été surpris. J?ai donné alors, dans une chronique, les explications de la rédaction (?Travaux d?entretien?, Le Monde daté 19-20 mai 2002). Mais, très vite, questions et protestations ont resurgi.
?Je ne comprends pas cette démarche. Autant vendre du publireportage?, m?écrit Gilles Guyot (courriel). ?Je commence à être fatigué par cette mention, ajoute un autre internaute, Alain Weber. Ou vos journalistes sont de qualité, et il faut leur faire confiance ; ou les interviewés ne veulent pas répondre à des questions, et ils n?ont qu?à écrire des tribunes libres. Je n?achète pas le journal pour lire des entretiens qui s?inscrivent dans des stratégies de communication.?
Le débat vient d?être posé publiquement en Allemagne, où plusieurs quotidiens ont dénoncé la réécriture des interviews par des responsables politiques (Le Monde du 2 décembre) : ils y voient une atteinte à la liberté de la presse et envisagent de ne plus soumettre les textes aux intéressés. ?Cette réaction est tout à fait compréhensible et fort judicieuse, estime François Baradez, un lecteur de Ville-d?Avray (Hauts-de-Seine). On ne voit pas pourquoi une telle faveur est accordée à la classe politique, qui en profite pour rayer des questions qui lui déplaisent. L?interviewé doit faire attention à ce qu?il dit. L?intervieweur doit respecter ce qui lui a été dit. Un point, c?est tout.?
La question des entretiens est plus complexe qu?il n?y paraît. En voulant innover, Le Monde l?a mesuré à ses dépens, comme le remarque Hervé Gattegno, rédacteur en chef du service France : ?Avec la mention ?relu et amendé?, nous voulions rendre nos pratiques plus transparentes. Cela a été perçu, au contraire, comme un recul par des lecteurs qui nous soupçonnent de céder aux exigences des responsables politiques.?
Concrètement, on trouve aujourd?hui dans Le Monde deux sortes d?interviews : celles qui sont ?relues et amendées? et celles qui ne portent aucune mention. La troisième formule (?relu et approuvé?) a disparu au bout de quelques mois : elle signifiait que l?interviewé avait pris connaissance avant publication des réponses qui allaient être publiées, mais n?y trouvait rien à redire. Cela paraissait un peu étrange…
Toutes les interviews n?ont pas le même objectif ni le même statut. Poser trois questions à un biologiste sur un nouveau vaccin n?est pas la même chose qu?interroger longuement le ministre français des affaires étrangères à la veille du déclenchement de la guerre en Irak : il est compréhensible que l?intéressé veuille vérifier ou préciser les propos, lourds de conséquences, qu?on va lui attribuer. En revanche, un cinéaste interviewé sur son dernier film frôlerait le ridicule s?il exigeait de relire ses réponses.
Le journaliste est maître de l?interview, comme le rappelle Yves Agnès dans son excellent Manuel de journalisme (La Découverte, 2002). Il n?est pas un simple porte-plume ou un faire-valoir. C?est à lui de conduire l?entretien, d?obtenir de vraies réponses, de pousser l?interlocuteur dans ses retranchements, sans pour autant le piéger.
Mais les entretiens publiés par la presse écrite ne se confondent pas avec ceux de la radio ou de la télévision. Ici, la conversation est d?abord privée. Un interviewé peut hésiter, observer un temps de silence, se reprendre, donner même un éclairage confidentiel qui ne sera pas reproduit. On n?est pas en direct sur les ondes, où ?ce qui est dit est dit?. Si Tariq Ramadan avait été interviewé par Le Monde, il aurait sans doute voulu retirer sa phrase terrible sur la lapidation des femmes adultères (?Je demande un moratoire pour qu?on cesse l?application de ces peines-là dans le monde musulman?), prononcée à la télévision et qui risque de le poursuivre longtemps.
IL faut savoir que le passage de l?oral à l?écrit entraîne toujours des transformations. Aucun entretien n?est reproduit tel quel. Le journaliste élimine les scories du langage parlé (ne serait-ce que les ?euh? et les ?ah?), les répétitions, les bouts de phrase inutiles, et supprime les fautes de français, sauf à vouloir faire écho à un certain exotisme… Il lui arrive d?inverser l?ordre de deux phrases ou même de deux questions, pour rendre le propos plus compréhensible.
Dans un souci de sécurité, ou par facilité, certains ont pris l?habitude de faire relire leurs interviews. Le texte peut être renvoyé au journal avec quelques modifications mineures. Il peut aussi être méconnaissable. Surtout quand ce n?est pas l?intéressé qui a ?réajusté? ses propos, mais les membres de son cabinet… Il arrive qu?un entretien soit tellement transformé que Le Monde refuse de le publier.
Le conflit d?intérêt entre interviewé et intervieweur se devine aisément. Le premier cherche à faire parler de lui, à donner la meilleure image de sa personne et de son action : il est tenté de gommer les aspérités de son texte, pour ne mécontenter personne. Le journaliste, lui, veut publier un entretien vif, aux questions audacieuses, qui apporte de l?inédit et suscite des réactions : son souci est plutôt de muscler la conversation qu?il a retranscrite.
Parfois les intérêts de l?un et de l?autre se rejoignent : la conversation enregistrée est réécrite, comme cela se fait dans les livres-entretiens. C?est quasiment une ?uvre commune, négociée à l?avance, publiée au bon moment et parfaitement calibrée.
Se repose alors la question de départ : faut-il signaler au lecteur que l?interviewé a relu et amendé son texte ? ?L?important est qu?il n?y ait rien sous la table?, dit Edwy Plenel, directeur de la rédaction. Le lecteur est en droit, en effet, de savoir ce qu?on lui offre.
La règle expérimentée par Le Monde depuis un an – et plus ou moins appliquée selon les rubriques – peut avoir deux effets contradictoires :
1. Valoriser les entretiens ayant obtenu le label de conformité, au détriment des autres, qui apparaissent, du coup, moins fiables. Et cela encourage des interviewés à demander à relire leurs réponses, sans se gêner pour les modifier, ?puisque d?autres le font? ;
2. Discréditer, au contraire, les entretiens ?labelisés?. Un lecteur, Benoît Willot, m?écrivait cet été par courriel : ?Hier, étant intéressé par le sujet qu?il abordait, je lisais dans Le Monde l?entretien avec Henri Weber, sénateur (PS) de Seine-Maritime. Rapidement, je m?étonnai du style très ?langue de bois? du papier. En remontant au chapeau, je trouvai la mention : ?Le texte de cet entretien a été relu est amendé par M. Weber?, qui m?avait échappée d?emblée. J?ai abandonné immédiatement ma lecture.?
Les journalistes n?ont pas fini de s?interroger sur la meilleure manière de concilier trois exigences : défendre leur liberté, respecter les propos de l?interviewé et ne pas tromper les lecteurs. A défaut de résoudre aujourd?hui la quadrature du cercle, voici quelques remarques:
? Les fausses interviews (questions et réponses échangées par écrit) doivent être évitées et, en tout cas, signalées comme telles aux lecteurs;
? Un bon journaliste retranscrit convenablement ce qui lui a été dit et n?a pas besoin d?être relu par celui qu?il a interrogé. Un entretien suppose un minimum de confiance, mais rien n?interdit à l?intervieweur, comme à l?interviewé, de conserver l?enregistrement de leur conversation;
? Il ne faudrait faire relire une interview que lorsque c?est absolument nécessaire. Et pas forcément la totalité du texte : il suffit parfois de demander à l?interviewé, par téléphone, de préciser une phrase;
? S?il y a eu relecture, il faut le signaler au lecteur d?une manière ou d?une autre. ?Amendé? sonne désagréablement et prête à confusion. ?Relu? (qui signifie ici vérifier la transcription de ce qu?on a voulu dire) est bien suffisant;
? Une interview creuse, pleine d?évidences, nourrie à la langue de bois, n?a pas à être ?relue? et encore moins publiée : elle mérite la corbeille."