LE MONDE
"La boîte à surprises", copyright Le Monde, 21/12/03
"Noël approche. C?est aussi le moment des bilans et des regrets. Sur les quelque dix-sept mille textes reçus depuis le début de l?année par le Courrier des lecteurs ou le médiateur, combien ont pu être publiés ou cités ? Six à sept cents tout au plus.
Certains lecteurs sont revenus à la charge plusieurs fois, sans succès. L?un d?eux, Shlomo Khalifa, reprochant au journal de ?défendre de façon par trop partiale la seule cause palestinienne?, a fini par éditer un opuscule : Mes lettres au Monde. ?A plusieurs reprises, indique-t-il, le service du courrier des lecteurs m?a remercié d?avoir écrit, et précisé qu?il transmettait telle ou telle lettre à la rédaction. Apparemment, aucune ne semblait intéresser celle-ci, d?où la présente brochure, destinée à informer le public et à lutter contre la désinformation.? L?ouvrage est en vente à la Société des écrivains (147-149, rue Saint-Honoré 75001 Paris). Il coûte 12 euros pour 72 pages.
Mais tous ceux qui écrivent au Mondene cherchent pas nécessairement à être publiés. Leur souci est d?abord d?être entendus par ceux qui font le journal. Surtout quand il s?agit du journal lui-même… Les lecteurs s?étaient exprimés en masse, au début du printemps, quand Le Monde et ses dirigeants avaient été mis en cause par un livre désormais célèbre. Soit pour exprimer spontanément leur soutien, soit pour dire à cette occasion tout ce qu?ils avaient sur le c?ur. Une page de lettres et plusieurs chroniques y ont été consacrées, indépendamment des réponses apportées par Le Mondeà ses détracteurs.
Ce débat s?est brusquement interrompu avec le déclenchement de la guerre d?Irak. Il était difficile de le reprendre à froid, quelques semaines plus tard. D?autres sujets d?actualité se bousculaient d?ailleurs et mobilisaient les plumes. A commencer par le foulard islamique, qui a toutes les chances de nous occuper encore en 2004.
Les événements d?Irak ont accentué la place prise par le courrier électronique. On écrit au Mondeplus aisément, et de partout : de son bureau, à Paris, comme du fond des Etats-Unis. Nombre de correspondants se plaignent cependant de ne pas savoir à quelle porte frapper. Rappelons l?adresse du courrier des lecteurs (courrier-des-lecteurs@lemonde.fr) et celle du médiateur (mediateur@lemonde.fr).
Les lecteurs du Monde ne sont pas de purs esprits. Ils cuisinent, jardinent, voyagent, font du sport, conduisent leur voiture. La circulation routière les a particulièrement inspirés en 2003, avec une série de propositions pour améliorer la sécurité… ou échapper au gendarme. La mesure la plus ambitieuse, et certainement la plus impopulaire, a été avancée par Michel Fagnot, de Cons-la-Grandville (Meurthe-et-Moselle), lequel veut faire d?une pierre deux coups, en combattant à la fois ?l?insécurité routière et l?absentéisme qui creuse le trou de la Sécurité sociale?. Vous bénéficiez d?un arrêt de travail pour raison de santé ? Vous n?avez donc pas besoin de votre voiture. Il vous est demandé de déposer votre permis de conduire à la gendarmerie. M. Fagnot estime sans doute qu?il n?y a que de faux malades, capables de se déplacer jusqu?à la mar&eacueacute;chaussée…
Le courrier est une boîte à surprises. On n?écrit pas seulement au Monde pour défendre un point de vue, contester un article, apporter une précision ou un témoignage. Voici une offre reçue la semaine dernière : ?Par la présente, je me permets de vous contacter dans le cadre du procès du pédophile Marc Dutroux, qui débutera le 1er mars 2004 à Arlon, en Belgique. Si vous êtes intéressés, j?ai la possibilité de louer un studio meublé au 2e étage et deux chambres individuelles au 1er étage avec cuisine équipée, salon, salle à manger, jardin, parkings dans une maison particulière, durant la période du procès. Cette maison est située dans Arlon même, à cinq minutes du lieu du procès. Possibilité de louer le tout à la même personne, le prix est de 5 000 euros/mois en plus de la garantie locative.?
C?EST généralement sous enveloppe que parviennent les photos. La dernière en date a été postée il y a quelques jours à Annecy-le-Vieux (Haute-Savoie). On y voit, posée au sol, une grosse pile de numéros du Monde en piteux état : jaunis, racornis, à fendre l?âme. ?Ce petit courrier pour me plaindre amèrement, écrit Paul Bordeaux. J?achète le journal tous les jours et ne parviens pas à le lire complètement. J?y arrive même de moins en moins. Est-ce l?âge (63 ans), ou le contenu, ou la présentation, ou les doutes instillés par le Péan-Cohen ? Incapable de jeter les numéros, ayant toujours l?espoir de les lire, j?ai fini, faute de place, par les transporter dans ma résidence de montagne. Et voilà le résultat. Que celui de vos lecteurs qui n?a jamais conservé ses vieux Monde me jette la première pierre.?
Je ne m?étendrai pas sur l?expérience d?un lecteur de Levallois-Perret (Hauts-de-Seine), Jean-François Descloquet, qui affirme que les tomates, dans le bac à légumes de son réfrigérateur, se conservent beaucoup plus longtemps si elles reposent sur une feuille du Monde (29 jours) que sur un morceau de Figaro (10 jours). Sa thèse sur ?les idées de droite qui aboutissent à une dégradation de la qualité des aliments?reste à vérifier…
Faut-il conserver ou recycler ? L?an dernier, à Noël, j?avais rendu compte des travaux d?une artiste lyonnaise, Marie Pinoteau, qui fabrique de très belles choses avec le papier du Monde. A son tour, Anne-Marie Quémar, de Belfort, m?a fait part du travail plastique qu?elle conduit depuis sept ans en glanant des phrases du journal pour réaliser des tricots qui peuvent prendre la forme de livres-objets. C?est pour contribuer à ?tricoter le tissu social? qu?elle s?est mise à la tâche, ?de fil en aiguille, sans perdre le fil de l?actualité?.
UNE créatrice d?objets en papier mâché, Sonia Chabot, de L?Albenc (Isère), nous a également écrit, de manière plus malicieuse : ?Je tenais à vous informer que j?ai sélectionné votre journal parmi beaucoup d?autres, pour la qualité de sa culture et de sa texture, comme matière première à mes pièces. Je suis toutefois au regret de vous annoncer ne pouvoir ? avec mes moyens artisanaux ? écouler la totalité de l?abonnement annuel, le reste devant malheureusement finir dans le feu ou à la déchetterie. Malgré cela, je vous prierais de ne pas réaliser vos suppléments en papier glacé, matériau tout à fait impropre à toute transformation artistique…? Elle signe : ?Votre fidèle lectrice et destructrice?.
Restons dans l?art, pour une remarque troublante d?un lecteur de Palavas (Hérault), Jean-Marie Baurens : en 2003, Le Monde– et toute la planète avec lui ? aurait laissé échapper le 500e anniversaire de La Joconde. Sa lettre est un chant d?amour à Mona Lisa. Citons-en un tout petit extrait :
?1503-2003 : il y a un demi-millénaire naissait La Joconde. Depuis, elle soutient notre regard et exerce son empire sur nous. En avons-nous tiré quelque enseignement ? On lui fait le procès d?être énigmatique. On qualifie son sourire de déroutant et on l?accuse d?avoir enjôlé son créateur devenu son obligé. Ses attraits, estampillés comme antithèse du racolage, reléguant le sex-appeal hollywoodien au rang des maladies orphelines, repose en fait sur un charme indéfinissable et cependant universel. (…) D?emblée on ne peut éviter le charme slave de ses pommettes hautes semblables à celles des égéries de Nabokov. On y retrouve la plénitude des joues des modèles de la famille Renoir. On soupçonne que ses mains potelées comme des petits fessiers d?angelots de Michel-Ange ne cachent en fait des rondeurs prometteuses, maternelles et éternelles. Depuis les atours généreux de la Vénus paléolithique du trésor de Vix jusqu?aux enflures charnelles des baigneuses de Courbet, elle réussit par une ingénuité singulière et apaisante à véhiculer tous les archétypes et synthétiser toutes les fonctions irrésistibles de la femme (…).?
Cela dit, le Musée du Louvre date La Joconde de 1503-1506. Ce qui nous laisse trois ans pour célébrer celle qui ?perpétue depuis cinq siècles et jusqu?à l?heure du hardcore libidineux des sex-shops l?image d?une Eve idéale que la pomme n?a point souillée?. En attendant, je souhaite à M. Baurens et à tous ceux qui prennent la peine d?écrire au Monde une année 2004 aussi ensoleillée que possible."