Sunday, 22 de December de 2024 ISSN 1519-7670 - Ano 24 - nº 1319

Robert Solé

LE MONDE

"Le goût des mots" copyright Le Monde, 10/8/02

"Louis Drouin habite Villefranche-de-Rouergue, dans l?Aveyron. Abonné au Monde, il a pris l?habitude de le lire un stylo à la main. ?Au fil des jours, précise-t-il, je note sur de petits bouts de papier les erreurs que je constate dans le journal. Ci-joint une collection sur environ un trimestre. Je suis loin de tout lire, j?ai pu égarer des petits papiers, mais le panier est déjà bien garni. Bonne lecture, et à une prochaine livraison.?

Ce rendez-vous respire le pessimisme : M. Drouin dénonce, en somme, les péchés avant même qu?ils n?aient été commis. Son florilège est intitulé ?Ortograf & Co?, car il s?agit essentiellement de fautes de grammaire. On y trouve des pluriels sans ?s?, des féminins sans ?e?, des paronymes en pagaille (butte au lieu de bute, se coltiner au lieu de se colleter…), des sociaux-démocrates qui deviennent ?socio-démocrates? (Le Monde du 30 mai), des ?toits de taule? (16 avril) et même un ?saut en plastique? (23-24 juin)…

Un autre lecteur, Léo Golovine (Paris), constate avec regret ?une dégradation de la langue française depuis quelque temps?. Sans être grammairien, il se fait fort de repérer ?au moins 95 % des fautes en moins de 40 minutes dans un numéro lu in extenso.? Qu?est-ce à dire ? Qu?il faudra bientôt organiser un jeu-concours d?été sur les crimes et délits linguistiques de cet honorable journal ?

Eric Marquis (Paris) a noté une phrase énigmatique dans Le Monde daté 4-5 août : ?René Dosière (PS, Aisne) est d?humeur à chambrer.? Fallait-il y voir une allusion à la Chambre des députés, où se tenait un débat sur la justice ? Ou à une bonne bouteille que le parlementaire susnommé aurait subrepticement introduite dans l?Hémicycle ? Ce n?est pas la première fois que M. Marquis repose son journal d?un air perplexe. Se plaignant de ?la troublante mutation qu?y subit la langue française?, il réclame ?un dictionnaire français- Le Monde ?.

Annonçons-lui une bonne nouvelle : dès le mois prochain, Le Monde aura un responsable de la langue et des usages (son titre exact reste à trouver) en la personne de Jean-Pierre Colignon, qui dirigeait jusqu?ici l?équipe des correcteurs. Enseignant et formateur, membre du jury national des Dicos d?or, auteur d?une vingtaine d?ouvrages, Jean-Pierre Colignon est un spécialiste reconnu dans les milieux de la francophonie. Entré au Mondeen 1970, il a toujours appartenu à l?équipe des correcteurs, qui a compté jusqu?à 42 membres (contre 23 aujourd?hui) avant l?informatisation, quand existaient encore deux éditions.

Ce nouveau poste complète en quelque sorte la publication, en 2001, du Style du Monde. Des règles ayant été fixées, il convient de veiller à leur ajustement et à leur mise à jour : un journal est un organisme vivant qui doit s?adapter régulièrement aux évolutions des idées, des m?urs et du langage.

Jean-Pierre Colignon conservera sa rubrique hebdomadaire dans ?Le Monde Argent?, où il analyse notamment de vieilles expressions (riche comme Crésus, rubis sur l?ongle…) qu?on utilise tous les jours sans en connaître l?origine ou la signification. Il continuera aussi à répondre aux questions des lecteurs-internautes sur le site du Monde (colignon@lemonde.fr). Mais sa nouvelle fonction l?amènera également à rédiger une lettre mensuelle interne, consacrée aux usages, à l?orthographe, à l?orthotypographie (c?est-à-dire au bon emploi des guillemets, italiques, majuscules, etc.) et au français en général. Sa tâche devrait s?étendre à toutes les publications du groupe Le Monde, dans un souci d?harmonisation. Ce ne sera pas facile : Courrier international, par exemple, a sa propre manière d?orthographier les noms étrangers, tandis que Le Monde diplomatiquereste attaché à l?emploi des titres de civilité (M., Mme) mais féminise tous les noms de métier…

Parce que les pages d?actualité du quotidien se fabriquent de plus en plus vite, les correcteurs n?ont pas le temps de relire l?ensemble des articles. Les journalistes doivent donc être en mesure de produire une copie aussi parfaite que possible. La tentation est grande de s?en remettre à des logiciels de correction orthographique. Ceux-ci permettent d?éviter de grosses erreurs, mais ils ne voient pas tout et laissent passer des contresens. Surtout, ils n?incitent pas les rédacteurs à se soucier de la grammaire. Leur emploi, de plus en plus fréquent, est une menace pour la langue : à ce rythme, on ne saura plus écrire correctement dans quelques années, pas plus qu?on ne sait additionner et diviser sans calculatrice.

Le Monde est à l?image de la société française. On y trouve trop souvent ce qu?un lecteur de Riom (Puy-de-Dôme), Georges Chanudet, appelle ?une certaine désinvolture de plume?. Jean-Pierre Colignon a pu observer l?aggravation de ce phénomène au fil des années : participes passés de plus en plus mal accordés, fautes d?accent, ponctuation fantaisiste… Quant à l?appauvrissement de la langue, il se traduit par des répétitions de mots dans un même paragraphe ou, de manière plus anecdotique, par une réduction de la palette des couleurs : ?rouge? ou ?bleu? ont tendance à se substituer à grenat, carmin, pourpre, écarlate, azur, émeraude, turquoise…

La richesse d?un journal se mesure, bien sûr, à ses informations. Mais elle tient aussi à la qualité de sa langue. C?est dire que Jean-Pierre Colignon a du pain sur la planche. Après avoir corrigé des millions de fautes, il va devoir changer de perspective : plus encore qu?un gardien des règles et un conseiller, Le Monde a besoin d?un amoureux de la langue française, exigeant et inventif, qui lui apprenne en permanence le goût des mots."