Thursday, 26 de September de 2024 ISSN 1519-7670 - Ano 24 - nº 3107

Robert Solé

LE MONDE

"Le lieu du débat", copyright Le Monde, 15/9/02

"Beaucoup de postulants, mais peu d?élus… Les pages ?Débats? du Monde suscitent forcément des déceptions et, plus encore, des interrogations. ?Qu?est-ce qui fonde la légitimité et le statut d?un texte qui paraît dans vos colonnes. Et qui en décide ??me demande un lecteur de Vaugines (Vaucluse), Charles-Denis Lévy-Soussan, outré par un point de vue de deux professeurs agrégés, paru dans Le Monde du 3 septembre.

Suggérant une réponse à sa propre question, ce lecteur estime que ?trois éléments, liés au statut de l?auteur du texte, peuvent fonder une légitimité en la matière : la notoriété, la compétence ou la fonction occupée?. Sur cette base, il ne comprend pas pourquoi on a permis à des personnes ne répondant, selon lui, à aucune de ces conditions de s?exprimer sur les instituts universitaires de formation des maîtres (IUFM).

Je me garderais bien de me prononcer sur la compétence de deux honorables agrégés. Je dirais seulement à M. Lévy-Soussan que le contenu d?un texte compte au moins autant que la notoriété ou la fonction de son auteur. Après tout, il n?est pas nécessaire d?être directeur de prison ou d?avoir séjourné au quartier des VIP de la Santé pour avancer une idée intéressante sur la situation pénitentiaire…

L?objectif des pages ?Débats? n?est ni d?enfoncer des portes ouvertes ni de célébrer la langue de bois. Les libres opinions qui y sont sélectionnées doivent apporter des éclairages originaux ou des informations inédites, faire réfléchir, déranger au besoin et, normalement, susciter des réactions.

Plusieurs lecteurs ont réagi ces jours-ci à la publication, dans Le Mondedu 10 septembre, d?un point de vue intitulé ?La charia incomprise? et signé Hani Ramadan, directeur du Centre islamique de Genève. ?Comment osez-vous publier de tels propos dans vos colonnes ? Comment osez-vous passer de telles inepties à la veille du 11 septembre ?? demande Sabine Cousseau (courriel). Réaction similaire de Laurent Ripart (Chambéry) : ?Je ne pensais pas trouver un jour dans Le Monde un article qui justifie la lapidation des femmes adultères et explique que le sida a été créé par Dieu pour punir les homosexuels, les adultérins et autres débauchés ! Que les pages ?Débats? comprennent des articles venant d?horizons très variés me semble normal et même bienvenu. Que j?y lise de temps à autre des articles qui m?indignent, voire me choquent, me semble faire partie de la règle du jeu. Pour autant, je ne trouve pas acceptable d?y trouver l?expression de thèses qui contreviennent ouvertement aux principes fondamentaux de la démocratie et des droits de l?homme.?

Hani Ramadan s?était déjà exprimé dans Le Monde du 22 septembre 2001. Petit-fils de Hassan El-Banna, le fondateur des Frères musulmans, il est aussi le frère du prédicateur-vedette Tariq Ramadan, professeur de philosophie et d?islamologie à Fribourg et Genève. Ce dernier se défend de maquiller son intégrisme, comme certains l?en accusent et affirme sa volonté de définir une identité musulmane européenne. Il s?était distingué, à la fin de l?année dernière (Le Monde du 24 décembre 2001), en condamnant publiquement l?antisémitisme.

Hani Ramadan a une position plus institutionnelle et des idées plus radicales que son frère. Dans son point de vue du 10 septembre, il relativisait, tout en les justifiant, les châtiments corporels contenus dans la loi islamique : ?Les peines concernant le vol et l?adultère ne peuvent être appliquées que dans une société où sont protégées les normes et les valeurs islamiques. Il est exclu de couper la main du voleur dans un Etat qui ne donne pas à ce dernier les moyens de vivre dignement. La lapidation prévue en cas d?adultère n?est envisageable que si quatre personnes ont été des témoins oculaires du délit. Ce qui est pratiquement irréalisable, à moins que le musulman choisisse d?avouer sa faute. Avant l?exécution de la sentence, les juristes précisent qu?il lui est toujours possible de revenir sur son aveu.?

Passant à un autre sujet, Hani Ramadan écrivait : ?Qui a créé le virus du sida ? Observez que la personne qui respecte strictement les commandements divins est à l?abri de cette infection, qui ne peut atteindre, à moins d?une erreur de transfusion sanguine, un individu qui n?entretient aucun rapport extraconjugal, qui n?a pas de pratique homosexuelle et qui évite la consommation de drogue. (…) La mort lente d?un malade atteint du sida est-elle moins significative que celle d?une personne lapidée ??Et il concluait, de manière plus générale : ?Les musulmans sont convaincus de la nécessité, en tout temps et tout lieu, de revenir à la loi divine.?

Un lecteur parisien, Stéphane Nissant, exprime sa ?profonde tristesse? de lire de tels propos dans Le Monde, ajoutant : ?L?auteur y défend la charia. C?est son droit. Mais il défend ses aspects les plus barbares, en utilisant une argumentation proprement insupportable à tout esprit démocrate. La justification de la lapidation est un véritable plaidoyer pour la peine de mort. Le sida est considéré comme un juste fléau de Dieu accablant les mécréants. Il est tout à fait intéressant de comprendre le point de vue des fondamentalistes musulmans sur la charia. Cela relève de l?information. Mais il est inadmissible de considérer que leurs arguments puissent faire partie des pages ?Débats? du Monde, sans aucun commentaire ni mise en perspective. La lapidation n?est pas une opinion, c?est un crime. La liberté sexuelle n?est pas un délit, mais une liberté fondamentale.?

Le responsable de la page ?Débats?, Michel Kajman, souligne que Le Mondedu 10 septembre avait publié, à côté du texte de Hani Ramadan, un point de vue diamétralement opposé d?un psychanalyste, Fethi Benslama, dénonçant ?l?immense espace de répression et de privation qu?est le monde arabe?.Sans s?annuler ou se neutraliser, ces deux points de vue avaient le mérite d?exposer clairement une double réalité, sous la plume de musulmans. Peut-on, à propos de l?islam, se contenter d?analyses ou d?expertises extérieures ?

LE directeur de la rédaction, Edwy Plenel, affirme, pour sa part : ?Ils sont chez nous, ces intellectuels, qui défendent une tradition religieuse. Ils font partie de notre monde. Nous devons favoriser un débat sur fond de références universelles communes, sans enfermer les autres dans des cases et sans entrer dans une guerre des mondes. La France est aujourd?hui le seul pays d?Europe, voire d?Occident, à réunir les qualités suivantes : fille aînée de l?Eglise, héritière de l?édit de Nantes, refuge après la catastrophe de la plus importante communauté juive européenne et, si l?on excepte la seule Russie, premier pays pour l?importance de sa population musulmane. En termes de dialogue et de débat, d?échange et de confrontation, cela crée des obligations.?

Il va sans dire que Le Monde ne partage pas toutes les idées qui sont exprimées dans ses pages ?Débats?. Cependant, en sélectionnant des textes, il les juge dignes d?intérêt et leur confère, de fait, une certaine légitimité. Il y a naturellement des limites à la tribune libre : on ne donnerait pas la parole à un auteur qui glorifierait Hitler ou prônerait des attentats. Mais la ligne jaune est difficile à définir ; elle relève d?une appréciation au cas par cas.

Dans le doute, il faut faire confiance à la capacité du lecteur à réagir, lui laisser la liberté de s?indigner. Sachant que certains textes peuvent être redoutablement contre-productifs. Qui ont été les plus accablés à la lecture de l?exposé de Hani Ramadan ? Ceux des Occidentaux qui considèrent l?islam comme une religion rétrograde ? Ou les musulmans qui tentent de convaincre du caractère pacifique et tolérant de leur religion ?"